Theresa May, le 13 mars, à Londres. / DANIEL LEAL-OLIVAS / AFP

La crise diplomatique entre Moscou et Londres s’est envenimée, mardi 13 mars, au lendemain du discours de Theresa May soulignant la « très probable » responsabilité de la Russie dans l’empoisonnement de l’ex-agent double russo-britannique Sergueï Skripal et de sa fille Youlia dans la commune de Salisbury. Mercredi 14 mars, faute de réponse à son ultimatum, la première ministre britannique devait annoncer au Parlement une série de sanctions visant la Russie, après une réunion du Conseil de sécurité nationale.

L’escalade de la tension entre les deux pays, la plus grave depuis la crise des missiles des années 1970-1980, met à l’épreuve les solidarités occidentales – à l’heure de Donald Trump – et européenne – en plein Brexit –, que Vladimir Poutine cherche précisément à tester. La crise met aussi en lumière le rôle du Royaume-Uni comme terre de repli des opposants, oligarques et autres exilés russes.

« Personne ne peut venir au Parlement et dire : “Je donne vingt-quatre heures à la Russie” », a tonné mardi Maria Zakharova, porte-parole du ministère russe des affaires étrangères. Theresa May avait donné jusqu’à mardi minuit à Moscou pour expliquer l’usage du Novitchok, un puissant agent innervant fabriqué en Russie dans l’attaque perpétrée le 4 mars à Salisbury qui laisse Sergueï et Youlia Skripal, ainsi qu’un policier britannique, entre la vie et la mort. Mais Moscou a rejeté l’ultimatum britannique et exigé la livraison d’un échantillon du produit incriminé, que Londres refuse.

« Semer la discorde »

La Russie n’a « rien à voir avec cela », a balayé le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, qualifiant d’« absurdité » les accusations de Mme May. Son homologue britannique, Boris Johnson, a souligné que l’empoisonnement de l’espion réfugié au Royaume-Uni constituait « la première utilisation d’un agent innervant sur le continent européen depuis la seconde guerre mondiale ».

Lannonce de la découverte à son domicile londonien du corps d’un autre exilé russe opposé au régime Poutine et portant, selon sa fille, des traces de strangulation, n’a rien fait pour détendre l’atmosphère. Encore moins le fait qu’il s’agit de Nikolaï Glouchkov, ancien dirigeant d’Aeroflot condamné en Russie pour détournement de fonds, proche de l’oligarque Boris Berezovski, lui-même retrouvé pendu dans sa salle de bains du Berkshire en 2013.

Selon une enquête du site Buzzfeed, quatorze personnes, des oligarques russes et leurs partenaires d’affaires britanniques sont mortes au Royaume-Uni ces dernières années dans des conditions qui « suggèrent l’implication de la Russie » alors que la police britannique a classé leurs décès comme « non suspects ».

Citant plusieurs ex-agents secrets américains et britanniques, cette enquête de juin 2017 affirme que les autorités britanniques ont fermé les yeux « par peur des représailles, du fait de l’incompétence de la police et pour préserver les milliards déversés par les Russes sur la City ». Londres est devenue, selon Buzzfeed, « un creuset pour les agissements des services secrets et des mafias russes ». Mardi, la ministre de l’intérieur, Amber Rudd, a annoncé la réouverture des quatorze enquêtes en question.

De fait, par crainte de compromettre les relations avec Moscou, Theresa May, ministre de l’intérieur entre 2010 et 2016, a longtemps freiné l’ouverture d’une enquête après l’assassinat de l’ancien agent du KGB et opposant Alexandre Litvinenko, à Londres, en 2006, par ingestion de polonium radioactif incorporé à une tasse de thé. Au point que l’implication de Moscou n’a été rendue publique que dix ans après les faits.

Mme May, depuis qu’elle est première ministre et surtout depuis les accusations d’ingérence russe dans la campagne du référendum sur le Brexit, a durci le ton. En novembre 2017, dans un discours retentissant, elle avait accusé Moscou d’« utiliser l’information comme une arme » afin de « semer la discorde dans le monde occidental ». La mise en garde qu’elle avait alors lancée à Moscou sonne aujourd’hui amèrement : « Nous savons ce que vous faites. Et vous ne réussirez pas (…). Le Royaume-Uni fera tout ce qui est nécessaire pour se protéger. »

Une attaque « inacceptable »

Aiguë, la crise actuelle fait peser sur le Foreign Office de l’imprévisible Boris Johnson la charge de rallier les soutiens internationaux en faveur de sanctions multilatérales. Son voyage à Moscou, en décembre 2017, n’avait guère permis de réchauffer les relations avec Moscou.

Mardi, M. Johnson s’est dit encouragé par la solidarité des pays amis. La chancelière allemande, Angela Merkel, a estimé que c’est à la Russie de « fournir des réponses rapides aux questions justifiées du gouvernement britannique » et le premier vice-président de la Commission européenne, Frans Timmermans, a mis en avant la « solidarité européenne sans équivoque, inébranlable et très forte », prévenant que « les coupables [seront] punis pour ce qu’ils ont fait ». Quant au président français, Emmanuel Macron, il a condamné une attaque « inacceptable », sans toutefois commenter les accusations contre Moscou.

Mais au-delà de ces marques de solidarité, les Européens ne semblent pas envisager de nouvelles sanctions et des craquements se font sentir. « L’affaire [de Salisbury] devrait conduire la Grande-Bretagne à examiner sa position d’ouverture aux capitaux russes d’origine douteuse », a grincé Norbert Röttgen, président de la commission des affaires étrangères du Bundestag, en Allemagne.

La crise intervient alors que l’avenir des relations entre Londres et l’UE en matière de sécurité est hypothéqué par le Brexit. Elle pourrait d’ailleurs peser sur les difficiles négociations en cours. L’ambivalence de Donald Trump à l’égard de Moscou complique encore le tableau. Le président américain a fini par évoquer du bout des lèvres le rôle possible de la Russie mais il se trouve qu’il a limogé mardi son secrétaire d’Etat, Rex Tillerson, nettement plus explicite à ce sujet.

Une panoplie de sanctions pourrait être annoncée mercredi par Theresa May, comme l’expulsion de diplomates, le gel d’avoirs de proches du régime, le renforcement de la loi sur le blanchiment d’argent, voire le boycott par les responsables politiques et la famille royale de la Coupe du monde de football organisée en Russie en juin et juillet.

Pour Mme May, dont la fermeté est appréciée à Westminster de la gauche à la droite, la partie est délicate. De quelque nature qu’elles soient, les sanctions prononcées risquent de renforcer l’image d’un Vladimir Poutine défiant l’Occident. Un message qui n’est probablement pas pour déplaire au président russe à quatre jours de sa réélection annoncée.