Lors de l’opération Turquoise, au Rwanda, en 1994. / José Nicolas / Getty Images

Engagé dans l’opération militaro-humanitaire Turquoise, en juin et juillet 1994 au Rwanda, en tant qu’officier de guidage de tir aérien, Guillaume Ancel, aujourd’hui âgé de 52 ans, a quitté l’armée en 2005. Il publie vendredi 16 mars Rwanda, la fin du silence, témoignage d’un officier français, un récit brut et gênant pour les décideurs politiques.

Pourquoi publier votre témoignage vingt-quatre ans après les faits ? Quelles sont vos motivations ?

Je témoignerai jusqu’à ce que cela ne fasse plus débat en France. En 2014, j’ai évoqué ces faits dans un polar, Vent sombre sur le lac Kivu (TheBookEdition), juste pour raconter de l’intérieur cette opération. J’ai alors fait face à des pressions et des menaces, émanant de responsables politiques. Cela m’a convaincu de témoigner publiquement.

Depuis vingt-quatre ans en effet, je parle de ces faits à cause du décalage entre la réalité et ce qu’on en dit. Qu’on mente aux Français de manière éhontée, c’est inacceptable. Qu’on mente aux députés, c’est aussi un beau déni de démocratie. En refusant de mettre les choses sur la table, nous acceptons de ne pas les comprendre et de recommencer, c’est un déni à l’intelligence collective. Qu’est-ce que je gagne dans cette polémique ? Rien d’autre que des ennuis et des tensions.

Quelque 2 500 hommes ont participé à l’opération Turquoise, pourquoi êtes-vous si peu nombreux à vous exprimer ?

Sur 300 officiers environ, nous sommes cinq à avoir publié des témoignages, dont deux auraient pu être écrits par le Sirpa (le service de communication des armées). Pourquoi les autres se taisent ? Si Turquoise avait été une opération classifiée, cela se comprendrait, mais c’était censé être une intervention humanitaire…

Une des raisons de ce mutisme, c’est la culture du silence. Il y a confusion dans l’armée française entre l’obligation de réserve, qui relève du secret professionnel, et ce silence assourdissant qui consiste à taire ce qui s’est passé. Il peut sembler protéger les militaires, mais en réalité il les expose bien au-delà de leurs propres responsabilités. Il permet surtout aux décideurs d’échapper à leur responsabilité. C’est particulièrement nocif en démocratie, et je ne veux pas que ce silence devienne une amnésie.

D’après vous, comment vont réagir les autres protagonistes de cette histoire ?

Je redoute plusieurs choses. Pour commencer, que mes compagnons d’armes craignent que je les mette en cause, alors que j’ai admiré leur professionnalisme et leur courage, sur le terrain. Ma deuxième crainte est que ce débat sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsi n’ait pas lieu. Ce que je dis devrait susciter l’effroi, l’histoire que nous racontons depuis vingt-quatre ans ne correspond pas à la réalité. C’est une question de société. Je ne prétends pas avoir raison, je dis simplement que mon témoignage est incompatible avec cette fable humanitaire. Je crains enfin que nous n’ayons pas le courage de reconnaître que nous nous sommes trompés. Pourtant, personne ne nous condamnerait, au contraire, on nous respecterait de dire la vérité et de faire preuve d’un peu d’humilité. Ce serait aussi honorer la mémoire du million de victimes que nous n’avons pas su empêcher.

Vous racontez avoir commis un crime de guerre en faisant exécuter de sang-froid, par vos légionnaires, une bande de miliciens Interahamwe (extrémistes hutu). Pourquoi un tel aveu ?

Je ne considère pas que ce soit un crime de guerre de les avoir éliminés, ces miliciens ont voulu faire une démonstration de leurs crimes en exhibant notamment le gilet pare-balles d’un camarade belge massacré par leurs soins à Kigali. J’ai donc décidé de les empêcher de nuire plus longtemps. J’aurais pu éviter de raconter cet épisode, mais j’ai pris le parti de témoigner de ce qui s’est passé en réalité pendant cette opération Turquoise. Il est grand temps de sortir des fables de nos habiles communicants sur ces opérations militaires camouflées en « interventions humanitaires ». Une opération militaire n’est pas une affaire d’anges…

Sur le fond, quelle leçon tirez-vous du Rwanda ?

Le Rwanda, c’est l’amorce de la fin de la Françafrique. C’est la première fois qu’on se prend une raclée et qu’en plus on se ridiculise. Turquoise est un échec. A travers ces événements, l’image donnée à l’Afrique et à nos partenaires européens est que nous faisons n’importe quoi et que nous soutenons des gens infréquentables. D’ailleurs, dans les dix ans qui ont suivi le génocide, la France s’est retrouvée en difficulté dans tout le pré carré africain où les pays implosaient les uns après les autres.

Mais le plus important pour moi est que nous exigions un réel contrôle démocratique sur les opérations menées au nom de la France, alors que la tentation sécuritaire ne cesse d’augmenter.

Faut-il ouvrir les archives, ainsi que le réclament de nombreux universitaires ?

L’ouverture des archives, bien sûr, mais l’ouverture réelle, car les Français sauront alors ce qui s’est vraiment passé. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas et certaines archives sont même « ouvertes, mais non consultables » ! Cela ressemble à cet ordre absurde que j’ai reçu à Sarajevo : « Ripostez, sans tirer. » C’était six mois après le Rwanda…

Tout cela abîme les militaires français engagés au Rwanda. Ils disparaîtront avec un ulcère à l’estomac, exactement comme la génération qui a vécu la guerre d’Algérie et qui n’a jamais pu dire la réalité. Ma génération doit parler, juste pour raconter la réalité de ce qui s’est passé, pour mettre les décideurs face à leurs responsabilités.