Passagers du train Minsk-Mourmansk à l’arrêt de la gare de Dno, dans la région de Pskov (Russie), en 2014. / DMITI MARKOV

LES CHOIX DE LA MATINALE

A l’occasion du Salon Livre Paris, qui s’ouvre vendredi 16 mars à la porte de Versailles, et dont la Russie est le pays invité d’honneur, nous vous proposons une sélection d’ouvrages entièrement consacrée à la littérature de ce pays. Elle vous plongera dans l’épaisseur historique d’un territoire vaste comme le monde.

ROMAN. « L’Echelle de Jacob », de Ludmila Oulitskaïa

Auteure notamment de Sonietchka, prix Médicis étranger, et du magnifique Chapiteau vert (Gallimard, 1996 et 2014), Ludmila Oulitskaïa part ici sur les traces de ses propres grands-parents. Le point focal de ce roman, qui embrasse trois générations de Russes, se situe dans les années 1970, époque de torpeur, où l’histoire semble s’être à jamais figée.

Pourtant, des forces souterraines sont à l’œuvre. Des changements se préparent. En apparence toute à son quotidien laborieux et à ses déboires sentimentaux, Nora, une jeune artiste moscovite, le sent. Peu à peu, elle distingue ce qui contribue à expliquer l’amnésie du présent. Arrestations, relégations, prisons : le douloureux passé familial acquiert ainsi une densité qui projette sur son propre destin une lumière nouvelle.

En explorant la (petite) histoire de ses aînés, l’héroïne évolue sans s’en rendre compte. De sorte que, quand l’histoire (la grande) se remet en marche, dans les années 1980, elle dispose de ressources inattendues pour faire face aux nouveaux défis. Un roman de grande envergure, dans la meilleure tradition de Vassili Grossman ou de Iouri Trifonov.

« L’Echelle de Jacob » (Lestnitsa Iakova), de Ludmila Oulitskaïa, traduit du russe par Sophie Benech, Gallimard, « Du monde entier », 624 pages, 20 €.

ROMAN. « Croix rouges », de Sacha Filipenko

A Minsk, la capitale biélorusse, le passé et le présent se rencontrent sur le palier d’un immeuble. Le jeune héros y fait la connaissance d’une voisine nonagénaire. A son corps défendant, car ivre du chagrin causé par la perte d’un être cher, le voilà initié à l’histoire des soldats soviétiques faits prisonniers durant la seconde guerre mondiale : le régime les considère comme des traîtres et persécute leurs proches.

Un lien se tisse entre les deux personnages meurtris, qui feront un peu de chemin ensemble : aussi différentes que soient leurs blessures, ils se découvrent un devoir commun, celui de conserver la mémoire collective afin de prolonger l’existence de ceux qui ne sont plus. Une préoccupation qui n’est pas toujours du goût des nouveaux maîtres de la Biélorussie post-soviétique. Né en 1984, Sacha Filipenko signe ici un attachant roman, son quatrième, et le premier à être traduit en français.

« Croix rouges » (Krasni krest), de Sacha Filipenko, traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, Les Syrtes, 210 pages, 15 €.

ROMAN. « Voleur, espion, assassin », de Iouri Bouïda

Kaliningrad, autrefois Königsberg, ville natale d’Emmanuel Kant, est devenue l’avant-poste surarmé de l’Union soviétique. Pour le petit garçon qui y grandit dans les années 1950, cette ville est un palimpseste : à travers la laideur et la misère ambiantes, les stigmates omniprésents de la guerre, se dessine en filigrane une autre réalité, une autre époque.

Son monde est peuplé d’êtres qui se retrouvent dans cette enclave par hasard, tels des débris échoués sur le rivage après la tempête de la seconde guerre mondiale. Des personnages aux histoires grotesques et glaçantes. Le regard de l’enfant qui évolue dans cette ambiance improbable donne un sens à ce qui, au début, ressemble à un sabbat de sorcières déguisées en bâtisseurs du socialisme. Un nouveau monde se crée, un être humain se forme. Cette chronique d’un lieu est en même temps un Bildungsroman au sens le plus noble du terme.

« Voleur, espion, assassin » (Vor, chpion i oubitsa), de Iouri Bouïda, traduit du russe par Sophie Benech, Gallimard, « Du monde entier », 330 pages, 22 €.

ROMAN. « Camarade Anna », d’Irina Bogatyreva

Une histoire simple, presque banale – celle d’un amour entre un jeune gars natif de Kazan, sur la Volga, et une Moscovite –, sert ici de toile de fond à une autre histoire : l’attrait de cette même jeune fille, la « camarade Anna », pour une idéologie que l’on croyait à jamais révolue, le communisme. Car Anna incarne une nouvelle jeunesse. Celle qui, idéaliste, s’oppose à l’« embourgeoisement » de la société post-soviétique. En se réappropriant les anciens modes de pensée et les anciens symboles, cette jeunesse-là est à nouveau prête à sacrifier l’homme réel au profit de l’homme idéal. Le présent imparfait à celui de l’avenir radieux.

Dans ce roman, le premier traduit en français, Irina Bogatyreva (née en 1982) livre une radioscopie captivante d’une génération pathétique dans son idéalisme et effrayante dans son dogmatisme. Une génération qui ne veut savoir du passé que ce qui l’arrange.

« Camarade Anna » (Tovaritch Anna), d’Irina Bogatyreva, traduit du russe par Christine Zeytounian-Beloüs, Albin Michel, 274 pages, 22 €.

ROMAN. « Qu’est-ce que vous voulez ? », de Roman Sentchine

Une fois n’est pas coutume : l’action du nouveau livre de Roman Sentchine (né en 1971), chantre de la province russe, se déroule dans la capitale, Moscou. Son héroïne, une lycéenne issue d’une famille d’intellectuels, a du mal à trouver sa place dans ce milieu qui est pourtant le sien. Ennuyeux, éreintant, son quotidien – une suite de corvées, école, cours de musique, tâches ménagères – l’exaspère.

Nous sommes en 2011, à la veille de l’élection présidentielle, et elle n’arrive pas à comprendre l’agitation fébrile des adultes, leur engagement politique – y croient-ils vraiment ? Derrière cette agitation, elle sent grandir le vide et la frustration. Qu’est-ce que vous voulez ? est certes la peinture d’une société démoralisée. Mais il n’est pas nécessaire de partager la vision de l’auteur pour saluer sa finesse d’analyse et la qualité de sa prose.

« Qu’est-ce que vous voulez ? » (Tchego vy hotite ?), de Roman Sentchine, traduit du russe par Maud Mabillard, Noir sur blanc, 226 pages, 20 €.

RÉCIT. « Le Temps gelé », de Mikhaïl Tarkovski

A 4 000 kilomètres à l’est de Moscou, dans la région de Krasnoïarsk, le climat n’a pas changé (en hiver, il fait facilement – 30 °C). La vie non plus : les villages sont dispersés, les routes mauvaises, la taïga partout ; on se chauffe au bois, on va puiser l’eau au puits.

Mikhaïl Tarkovski (né en 1958), neveu du cinéaste Andreï Tarkovski (1932-1986) et petit-fils du poète Arseni Tarkovski (1907-1989), est un des rares écrivains russes qui ont troqué la capitale pour la province. Depuis plus de trente ans, il vit de la chasse au bord du fleuve Ienisseï. C’est cette vie qui nourrit sa prose, une chronique attentive et bienveillante du quotidien des petites gens, loin de l’agitation globalisée.

D’une minutie quasi ethnographique (cartes dessinées par l’auteur et glossaire compris), à mi-chemin entre reportage et fiction, Le Temps gelé dépayse heureusement.

« Le Temps gelé » (Zamorojennoe vremia), de Mikhaïl Tarkovski, traduit du russe par Catherine Perrel, Verdier, 160 pages, 17 €.