Diplômée de HEC en 2006, passée quatre ans par le cabinet de conseil Bain & Company, Laurence Grandcolas finit par écouter sa petite voix intérieure lui murmurant d’« exercer un métier porteur de sens ». En 2010, elle rejoint le réseau Ashoka, qui accompagne des entrepreneurs sociaux partout dans le monde, avant de fonder MySezame début 2016 – start-upproposant aux salariés des formations à l’innovation sociale. Pour elle, la quête de sens au travail se situe « à la croisée du business et de l’impact ».

La question du sens imprègne de plus en plus le monde du travail. Comment expliquez-vous ce mouvement ?

J’ai le sentiment que la génération qui arrive aujourd’hui sur le marché du travail est beaucoup plus exposée aux problématiques de notre monde. Cette conscience des enjeux sociaux et environnementaux pousse les jeunes à devenir acteurs du changement. Ils sont à la fois mieux informés et mieux formés, mais aussi mieux équipés : ils peuvent expérimenter de multiples outils pour s’engager, grâce au financement participatif notamment. Et puisque les millennials s’y autorisent, les autres générations, déjà installées dans l’entreprise, osent exprimer à leur tour cette envie de réconcilier vie privée et vie professionnelle. Par exemple, si l’engagement bénévole est assez fort en dehors du temps de travail, on se permet désormais de faire entrer ce volet de soi au sein de l’entreprise.

Est-ce vraiment nouveau ?

Oui et non. On peut en effet relativiser ce mouvement : certains salariés sont des pionniers, des moteurs. On les appelle les « intrapreneurs sociaux » : ils vont être les vecteurs de transformation de l’entreprise. On ne les croise pas à tous les coins de rue, mais il y en a toujours eu. Simplement, on les a nommés, et ils vont se multiplier, car tous les grands groupes investissent dans des programmes d’incubateurs, de fab lab, etc.

Que signifie, pour vous, « trouver » ou « retrouver du sens » en exerçant son métier ?

Je distingue deux niveaux. Le premier : comprendre pourquoi on accomplit une tâche, pourquoi on fait son métier. Savoir quelle direction on prend collectivement et quel est notre rôle individuel dans cette organisation. C’est la base de cette quête de sens, au sens propre du terme ! L’autre niveau, plus puissant, représente un levier de réalisation très fort : il s’agit d’avoir un impact positif sur la planète et les hommes.

Cette étape nous engage et nous dépasse en tant que simple individu. Pour l’entreprise, un projet de transformation sociale ou environnementale représente une excellente façon d’attirer et de retenir les talents.

Mais quelle valeur donner à l’immatériel ?

On doit savoir valoriser dans un travail tout ce qui a une valeur autre que financière. La question de l’épanouissement ne se règle que dans une équation globale à variables multiples : l’intérêt manuel ou intellectuel de son emploi par rapport à ses appétences, le sens qu’il a pour soi et pour la société, mais aussi le niveau d’autonomie, de responsabilité, de salaire… Cela nécessite de très bien se connaître, de savoir sur quelles dimensions se focaliser dans une matrice complexe. Il y a parfois distorsion entre ce que l’on cherche et ce qui, au bout du compte, nous épanouit.

La possibilité de se réaliser dans sa vie professionnelle n’est-elle pas réservée à une élite ?

Non. Si l’on exclut, par exemple, l’industrie du tabac ou de l’armement, chaque projet d’entreprise peut porter une dimension forte, chaque métier aussi. La Camif, par exemple, était une entreprise de vente de meubles à distance pour les instituteurs de l’après-guerre. Rachetée en 2009, elle intègre aujourd’hui des logiques de revalorisation des territoires, d’inclusion sociale, d’économie circulaire, de recyclage, etc. Les ambitions environnementales impactent l’ensemble des salariés – du comptable au directeur de ligne.

Pour des métiers plus difficiles, comme ceux du service à la personne, on peut connaître un fort niveau de réalisation de soi si l’organisation offre de l’autonomie, propice à l’empathie et au partage. A l’inverse, si les plannings sont standardisés et optimisés, on finit par perdre le lien social et le sens de son travail.

Vous-même, vous avez opéré un virage à 180 degrés. Quelles ont été les réactions autour de vous ?

Mes proches m’ont regardée avec des yeux ronds quand je suis arrivée à Ashoka : quelle drôle d’idée de diviser son salaire par trois ! Mais, pour moi, cela représentait enfin le moyen de réconcilier logique business et logique d’impact. S’engager, c’est faire bouger les lignes de l’intérieur, c’est réinventer ses produits ou ses services, c’est repenser son métier pour créer à la fois de la valeur économique et de la valeur sociale. Si l’idée paraît encore antinomique, je reste optimiste. Il y a cinq ans, on prêchait dans le désert. Aujourd’hui, les gens ont envie d’en être.