« C’est un grand cri d’alarme que je vous adresse. Nous sommes au bord de l’implosion. » L’appel au secours est lancé à plus de 8 000 kilomètres, par une infirmière du Centre hospitalier de Mayotte (CHM), à Mamoudzou. Géraldine se fait l’écho d’une situation devenue critique pour le seul hôpital de l’île et ses structures périphériques, qui subissent de plein fouet les conséquences des barrages paralysant le département depuis près d’un mois.

« En temps normal déjà, nous soignons la population sans distinction dans un quasi-état d’urgence permanent. Nous fonctionnons tout le temps au-delà de nos possibilités techniques et humaines. Mais aujourd’hui, avec les blocages, c’est pire encore. La situation devient catastrophique sur le plan sanitaire », alerte l’infirmière de 41 ans, qui raconte une détresse partagée par l’ensemble de ses collègues soignants, « à bout ».

« Nos stocks sont quasiment à zéro »

« Nous faisons face à d’importantes difficultés d’approvisionnement puisque le principal stock de médicaments est bloqué au port de Longoni [l’unique port de commerce par lequel transite quasiment toutes les importations de l’île], témoigne le Dr Sophie Olivier, présidente de la commission médicale d’établissement (CME). On commence à manquer de tout : de médicaments (antidouleurs, antibiotiques), d’oxygène, de matériel médical, tenues du personnel, linge, couches-culottes pour bébé… Nos stocks sont quasiment à zéro. Et les déchets ne sont plus évacués. » Une situation qui laisse craindre la pénurie de certains produits, si le port demeurait bloqué trop longtemps.

Autre conséquence des blocages : la difficulté du personnel pour se rendre au travail. « Plus d’un tiers manque tous les jours à l’appel à cause des difficultés de circulation, ou parce qu’ils ne peuvent pas s’approvisionner en carburant. Certains marchent plusieurs heures pour venir à pied », relate la directrice du CHM, Catherine Barbezieux.

« En sous-effectifs au-delà du possible »

Pour ceux présents à l’hôpital et sursollicités depuis un mois, l’épuisement est palpable. « Nous enchaînons les jours de travail pour assurer un service minimum et remplacer ceux qui ne peuvent venir. Tous les jours nous sommes en sous-effectifs au-delà du possible, témoigne Géraldine. Nous nous sentons démunis, seuls, désemparés. »

Les équipes sont à pied d’œuvre pour faire face à ce que tous qualifient de « crise sanitaire ». Les cellules de crise sont quotidiennes, week-end compris… L’établissement a mis en place des navettes maritimes pour le personnel, des logements à disposition pour ceux qui ne peuvent pas rentrer chez eux et a demandé à d’autres de se rendre sur un poste plus proche de leur domicile. « Système D » oblige, certains s’hébergent aussi les uns les autres. L’hôpital vient également de faire appel au soutien de la réserve sanitaire.

Mais davantage que pour leurs conditions, les soignants s’inquiètent surtout pour les malades bloqués chez eux sans possibilité de venir se faire soigner. Notamment pour ceux atteints de pathologies lourdes ou chroniques, qui nécessitent des traitements et des examens réguliers, ou pour la population d’enfants drépanocytaires, « dont la prise en charge de la douleur n’est pas assurée de manière efficiente », souligne le Dr Olivier, qui rappelle également que l’île connaît actuellement une épidémie de bronchiolites, qui touche beaucoup d’enfants en bas âge. « Il n’y a pas non plus de solution de substitution, puisque les cabinets libéraux, peu nombreux, sont tout aussi difficiles d’accès. Quant aux pharmacies, elles ont les mêmes difficultés d’approvisionnement. »

« Je suis écœurée pour les patients, lâche Géraldine. Et même pour ceux qui parviennent à atteindre l’hôpital, les services sont saturés. Des blocs sont annulés par manque de personnel qualifié sur place. Le plateau technique fonctionne au ralenti, les ambulanciers ne peuvent plus assurer correctement les transports à cause des barrages et de la pénurie d’essence. »

Difficultés pour les évacuations sanitaires

Les barrages entraînent, en effet, des difficultés pour les évacuations sanitaires. Malgré des instructions du collectif à la tête du mouvement pour laisser passer les véhicules de secours, le Dr Philippe Durasnel, chef du pôle des urgences, réanimation et SMUR et vice-président de la CME, fait état de « véhicules ayant été bloqués sur certains barrages ». « Il est arrivé que certains manifestants vérifient la nationalité des patients dans l’ambulance et que nos personnels soient pris à partie quand il s’agissait d’étrangers », déplore-t-il.

Les services d’urgences ont également constaté la mort de deux enfants en bas âge à leur domicile ces derniers jours, et la question se pose de savoir si elles ont un lien plus ou moins direct avec la situation de blocage de l’île.

« On s’attend à un afflux massif de patients »

La communauté médicale de l’hôpital déplore une situation d’autant plus « préoccupante » que la « crise sanitaire existe déjà en temps normal », dans un département qui souffre d’une pénurie criante de personnel soignant dans tous les domaines, et où l’hôpital public assure l’essentiel de l’offre de soins.

Autre corollaire de la désertification médicale : « en cas de crise, on ne peut compter que sur nos propres ressources, puisque il n’y a pas d’autres structures publiques ou privées, pointe la directrice. L’établissement le plus proche susceptible de nous dépanner est à 2 000 km, à La Réunion ». Cette dernière s’inquiète aussi que cette crise sociale, comme les précédentes, n’aggrave plus encore la difficulté à attirer et fidéliser du personnel soignant à Mayotte – dissuadés notamment par l’insécurité et la faiblesse du niveau scolaire.

Les soignants appréhendent également la levée des blocages. « Quand la situation de l’île reprendra un cours normal, on s’attend à être débordés par un afflux massif de patients, dans un état très dégradé parce qu’ils n’auront pas pu être soignés pendant des semaines », explique le Dr Durasnel. Une situation que l’hôpital avait déjà connue lors des précédentes crises qui ont secoué Mayotte, en 2011 et en 2016. Pour faire face, les équipes préparent un plan de sortie de crise.

Reste cette amertume, unanimement partagée : « cela fait des années qu’on alerte sur la situation sanitaire criante de l’île et les difficultés de l’hôpital. En vain », déplore le Dr Sophie Olivier.

Mayotte : les chiffres qui fâchent
Durée : 02:59