Les parents de Sophie Lionnet au premier jour du procès qui fait suite au meurtre de leur fille. / NIKLAS HALLE'N / AFP

Sophie Lionnet n’était pas seulement une Cosette des temps modernes. La jeune fille au pair française, dont le corps calciné a été retrouvé, le 20 septembre, dans le petit jardin de ses patrons à Wimbledon, au sud-ouest de Londres, a enduré un long martyre sous la domination d’une femme qui voulait lui faire avouer des crimes imaginaires et sous le regard de son compagnon. « Piégée dans un cauchemar familial », sans cesse menacée des pires violences et probablement torturée, elle était devenue leur esclave, jusqu’à reconnaître des fautes non commises, jusqu’à en mourir.

Au premier jour du procès qui doit juger pour « meurtre » et « entrave au cours de la justice » les deux employeurs français – Sabrina Kouider, 35 ans, mère de deux enfants, et Ouissem Medouni, 40 ans –, le président de la cour criminelle de Londres a interrompu au bout de deux heures la lecture de l’acte d’accusation. Un récit tellement insoutenable que les jurés et le public, parmi lequel les parents de la victime, avaient besoin de respirer. Sophie Lionnet n’a pas été tuée par balles ou à coups de couteau mais à coups de mauvais traitements infligés des mois durant.

L’analyse des rares éléments non réduits en cendres de son cadavre révèle « des fractures au sternum et à la mâchoire, quatre côtes cassées, des hématomes au bras gauche, au dos et à la poitrine ».

Terribles vidéos de menaces

Les deux accusés nient le meurtre. L’accusation d’« entrave au cours de la justice » renvoie à la tentative de faire disparaître le corps. Ouissem Medouni ne devrait pas contester ce deuxième chef. Le 20 septembre, il fut surpris dans son jardin par les pompiers devant un brasier qu’il tenta de faire prendre pour un méchoui, avant que ces derniers ne découvrent des restes humains et n’appellent la police.

A la cour déjà sous le choc, Richard Horwell, l’un des avocats de l’accusation, a révélé, lundi, que le couple avait été jusqu’à enregistrer en vidéo les « interrogatoires » qu’il faisait subir à la jeune fille que son naturel timide et ses origines modestes n’avaient pas habituée à protester. Plus de huit heures et demie d’enregistrement de ses terribles séances où ils la menaçaient de « prison, de viol et de violence » si elle ne reconnaissait pas leurs charges délirantes, ont été retrouvées sur les portables des deux accusés. Sur ces vidéos « éprouvantes » que la cour doit visionner mardi, Sophie Lionnet apparaît « émaciée, terrifiée et sans défense, soucieuse de dire et faire tout ce que ses bourreaux voulaient lui faire dire ou faire » sans même toujours comprendre – et pour cause – ce qu’ils attendaient d’elle.

Titulaire d’un CAP petite enfance, Sophie Lionnet avait choisi l’Angleterre comme tant de jeunes Français : elle aimait s’occuper d’enfants, voulait conquérir sa liberté et apprendre l’anglais. Ayant quitté Sens (Yonne) où elle vivait avec sa mère au début de 2016 peu après ses vingt ans, elle avait cru trouver dans cette famille recomposée de Wimbledon le foyer idéal pour s’épanouir. Le profil de sa patronne, se prétendant proche des milieux de la mode, l’avait aussi séduite. La jeune fille, décrite comme « naïve et vulnérable » par le procureur, avait un « grand cœur » et « manquait d’expérience ». Elle accepta d’être « à peine rétribuée », compatissant à l’égard des prétendues difficultés financières de sa patronne. Elle consentit aussi à dormir sur un lit superposé, dans la même chambre que les deux enfants qui lui étaient confiés.

Le rêve commença à se briser lorsque Sabrina Kouider accusa faussement sa « French nanny » de lui avoir volé un pendentif, puis une boucle d’oreille en diamant. « Une façon d’intimider et de contrôler Sophie », selon l’accusation. Mais le pire était à venir. La patronne prétendit qu’elle était complice de son ancien compagnon, Mark Walton, ex-chanteur du groupe pop irlandais Boyzone, d’abus sexuels commis à l’encontre de sa famille et même d’en avoir commis elle-même. « Il y a beaucoup de tensions et je suis accusée de choses que je n’oserais JAMAIS faire. Soudain, j’ai peur », écrit la jeune fille au pair à son père à la fin juin 2017, trois mois avant sa mort. « Je n’ai aucune raison de me faire traiter de pute, de salope et de traînée », remarque-t-elle dans une note adressée à sa patronne.

Délire de persécution

L’accusation décrit une prise de contrôle méthodique et perverse de la « jeune fille au grand cœur », piégée par son « désir de plaire » et placée dans l’impossibilité de s’enfuir. Sa carte d’identité n’a pas été retrouvée et ses patrons pourraient la lui avoir confisquée. Nicole, une amie de Sabrina Kouider lui avait fait remarquer qu’elle ne nourrissait pas suffisamment sa « nanny ». En parallèle, la patronne chargeait de plus en plus Sophie, devenue le bouc émissaire de toutes ses obsessions. Elle cherchait à lui faire avouer à tout prix l’endroit de Londres où des sévices imaginaires étaient infligés par son ancien amant, qui vivait, en réalité, aux Etats-Unis mais dont elle voulait se venger. Selon l’accusation, les méfaits reprochés à Sophie Lionnet sont « tout à fait faux », mais « ces inventions ou croyances » visant l’ancien compagnon de Sabrina Kouider « sont au centre des raisons pour lesquelles les accusés ont tué Sophie ».

Dans son délire de persécution, Sabrina Kouider alla jusqu’à emmener Sophie Lionnet au poste de police où elle souhaitait porter plainte contre elle. Le procureur a justifié de façon appuyée l’absence de réaction de la police : « la plainte n’avait aucun sens. Pourquoi une employeuse aurait-elle gardé à son service une nanny qu’elle accusait de faits graves ? » Pourtant, le comportement aberrant de l’employeuse aurait pu intriguer les policiers.
Si ce n’est la police, qui aurait pu sauver Sophie Lionnet ? Michael, le marchand de fish and chips du métro voisin l’avait vue en pleurs, dévorant comme une affamée les frites qu’il lui offrait. Mais son offre d’aide avait été rejetée. Sophie, sans argent, sans téléphone, accablée par des accusations délirantes et une patronne qui lui reprochait de « jouer les victimes », était prisonnière.

A ses parents, aimants et aimés, mais sans moyens financiers pour l’aider, elle promettait sans cesse son retour prochain. Mais sa patronne ne la lâcherait pas avant qu’elle « avoue ». Pis, la jeune femme se sentait coupable. Dans l’une des lettres poignantes adressée à sa mère, elle regrettait de s’être « grisée de mots » en voulant voler de ses propres ailes. « J’aurais dû t’écouter toi et non mon cœur. J’ai été complètement idiote ».

Le procès doit durer au moins cinq semaines.