Un rebelle soutenu par la Turquie piétine la statue de Kawa le forgeron, personnage mythique adulé des Kurdes, le 18 mars à Afrin. / OMAR HAJ KADOUR / AFP

Dans le nord de la Syrie, les Kurdes défaits à Afrine se préparent à l’éventualité de nouvelles attaques turques. Fer de lance de la lutte contre l’organisation Etat islamique en Syrie, ils enragent d’avoir été « abandonnés » par leurs alliés occidentaux face aux Turcs et dénoncent un « nettoyage ethnique » auquel le monde assiste « en spectateur ».

Evanga : Pourquoi la Turquie s’attaque-t-elle à ces forces kurdes ? Est-ce que, comme elle l’affirme, ces forces sont liées au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ? Pourquoi reconnaît-on cette organisation comme terroriste, si finalement nous la soutenons ?

Allan Kaval : La crise actuelle est en effet le résultat de toutes ces contradictions restées sous le boisseau au plus fort de la lutte contre l’organisation Etat islamique (EI) et qui éclatent à présent, avec la nouvelle phase qui s’ouvre dans le conflit syrien. Pour vaincre l’EI, la coalition internationale s’est appuyée presque exclusivement sur les forces kurdes syriennes, qui forment la colonne vertébrale des Forces démocratiques syriennes (FDS). Ce sont les FDS qui ont chassé l’EI de sa capitale Rakka et ont pris le contrôle de vastes territoires dans le Nord-Est syrien, qui correspondent grossièrement à la rive gauche de l’Euphrate. Des personnels militaires de la coalition y sont déployés. Pour approfondir ce partenariat qui s’est révélé très efficace, la coalition a préféré fermer les yeux sur les liens puissants qui existent entre les forces kurdes syriennes, leur encadrement civil et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Le PKK est en guerre contre la Turquie depuis 1984. Officiellement, et du fait de pressions d’Ankara, membre de l’OTAN, Washington et l’Union européenne le considèrent comme une organisation terroriste. Mais, en l’absence d’alternative et du fait de leurs résultats probants sur le plan militaire et sécuritaire, la coalition internationale s’est appuyée sur les émanations syriennes du PKK – tout en tâchant de ménager, au jour le jour, les inquiétudes d’Ankara. Cette ligne précaire s’est révélée intenable avec le déclenchement de l’opération turque contre Afrin. Ankara perçoit les forces kurdes syriennes comme le prolongement d’une organisation qu’elle combat sur son propre territoire quand la coalition internationale, par ailleurs liée par une alliance avec la Turquie, les considère comme ses seuls partenaires fiables contre l’EI et pour la stabilisation du nord-est de la Syrie. On se retrouve donc dans une situation où Ankara, puissance majeure de l’OTAN, attaque frontalement les alliés de Washington, Paris et Londres avec des groupes miliciens qui sont au moins partiellement d’inspiration islamiste.

Avila : Les Kurdes ont grandement contribué à la défaite de l’EI en Syrie. Y a-t-il un frémissement de protestation de la part des puissances occidentales, et notamment de la France, face à cette agression turque, qui risque d’ailleurs de se poursuivre ?

Allan Kaval : Les puissances occidentales sont partagées entre leur alliance avec la Turquie et leur partenariat avec les forces kurdes syriennes et leurs alliés, scellé à la faveur de la lutte contre l’EI. Leur position contradictoire semble les condamner à l’inaction, même si des déclarations de désapprobation ont pu être formulées par certaines nations membres de la coalition internationale contre l’EI. A la suite de la prise d’Afrin par l’armée turque et ses supplétifs syriens, les Etats-Unis ont mis en garde, lundi, Ankara, en exprimant leur « profonde préoccupation » quant à la situation sur le terrain. Jean-Yves Le Drian, le ministre français des affaires étrangères, a déclaré quant à lui que « les préoccupations légitimes de la Turquie concernant la sécurité de sa frontière ne devaient pas conduire à une implantation militaire dans la profondeur du territoire syrien ».

davlefou : Qu’attendons-nous pour mettre fin à l’horreur turque ? Pourquoi ne pas fournir de puissante arme défensive aux Unités de protection du peuple (YPG) ?

Allan Kaval : Les YPG sont le fer de lance des Forces démocratiques syrienne, qui ont bénéficié du soutien militaire croissant de la coalition internationale contre l’EI depuis 2014. La zone d’opération de la coalition ne s’étend cependant pas au secteur d’Afrin. Elle est limitée à la rive gauche de l’Euphrate et au secteur de Manbij. Soutenir directement les YPG à Afrin contre l’armée turque n’est de toute façon pas envisageable, du fait de l’appartenance de la Turquie à l’OTAN.

CanadaSyrup : Dans le fond, le gouvernement syrien n’a-t-il pas intérêt à ne pas soutenir les Kurdes, afin de tuer dans l’œuf toute volonté d’indépendance ? Empêcher le plan américain de prendre forme ?

Allan Kaval : L’encadrement politique des forces kurdes de Syrie et leurs alliés non-kurdes au sein des structures politiques établies dans les territoires qu’ils contrôlent n’aspirent pas à une quelconque indépendance. De fait, les zones en question sont mixtes et les Kurdes n’en constituent qu’une composante. Les structures politiques qui se trouvent derrière les forces kurdes défendent l’idée d’une forme de décentralisation dans le cadre syrien, qui ne serait pas fondée sur l’appartenance ethnique, mais sur une entité géographique correspondant pour l’essentiel au Nord-Est syrien : une zone riche en ressources agricoles et énergétiques.

Denis : Est-ce qu’on peut imaginer que la Turquie veuille annexer cette région ?

Allan Kaval : Une annexion formelle comparable à celle de la Crimée par la Russie n’est pas envisageable à court terme. En revanche, on voit se constituer une zone grise, sous influence turque, qui s’étendrait des territoires tenus par l’opposition armée où la Turquie maintient une présence militaire dans le gouvernorat d’Idlib, à la zone dite du « Bouclier de l’Euphrate » autour des localités d’Azaz, Al-Bab et Djarabulus, en passant maintenant par Afrin. La zone du « Bouclier de l’Euphrate » a été conquise par l’armée turque et ses supplétifs syriens à partir de l’été 2016. L’influence de la Turquie n’a cessé de s’y approfondir. On y trouve maintenant par un exemple un service postal turc, la langue turque est utilisée au fronton de certains bâtiments publics, les forces de police ont été formées par la police turque et l’économie du territoire est connectée à celle de la Turquie frontalière.

Elsa : A la suite du départ de nombreux Kurdes jusqu’alors engagés au sein des FDS, en réaction à l’absence de soutien des Etats Unis aux YPG dans leur opposition à la Turquie, ne faut-il pas craindre une réimplantation territoriale de l’EI dans certaines zones du pays – outre les bastions encore sous son contrôle le long de l’Euphrate ?

Allan Kaval : Toute menace autre que l’EI contre les forces kurdes syriennes et leurs alliés détourne mécaniquement leurs ressources militaires, humaines et politiques de leur lutte contre les djihadistes. Si l’offensive turque devait se poursuivre vers d’autres régions sous le contrôle des forces kurdes et leurs alliés dans le nord de la Syrie, ou s’y traduire par des opérations de déstabilisation plutôt que par un affrontement direct, les structures de l’EI encore présente dans le pays se trouveraient moins exposées et en position de reconstruire leurs réseaux d’influence.

Juan : Pourquoi les Turques ont-ils détruit la statue de Kawa au centre d’Afrin ? Il s’agit bien d’un symbole kurde, mais pas terroriste. Ce qui soulève la question : en veulent-ils à la culture kurde, ou aux terroristes, comme ils le prétendent ?

Allan Kaval : Kawa est un héros mythologique associé à l’imaginaire national kurde, et auquel on prête la qualité de symbole de la lutte contre la tyrannie. La destruction de cette statue par les miliciens syriens lâchés dans les rues d’Afrin pourrait être expliquée par des raisons plus prosaïques. On peut douter que les miliciens qui l’ont abattue connaissaient le personnage de Kawa et la symbolique qui lui est attachée. Cet acte peut être interprété comme le témoignage de la brutalité ordinaire des vainqueurs, qui toujours s’attachent à prolonger leur victoire militaire par la destruction des traces laissées par les vaincus.