Sam Barlow est le créateur d’« Her Story » et « Silent Hill ». / Wikipedia

Les créateurs de jeu vidéo jouent depuis bien longtemps avec la frontière entre le jeu et le cinéma. Déjà dans les années 2000, le jeu Metal Gear Solid se distinguait par son scénario alambiqué, et ses longues séquences cinématiques très inspirées de Hollywood. Les jeux de rôle proposent, quant à eux, de plus en plus d’embranchements scénaristiques, afin que le joueur ait l’impression d’influer sur le scénario.

Plus récemment, Life is Strange, et la série des Telltale (The Walking Dead, A Wolf Among Us, Tales of the Borderlands, etc.) ont davantage brouillé les frontières, avec des jeux qui se concentrent bien plus sur les choix moraux et scénaristiques du joueur que sur l’action.

Avec Her Story, un jeu d’enquête sorti en juin 2015, puis #WarGames, disponible depuis le 14 mars, le Britannique Sam Barlow repousse encore les limites. Il est aujourd’hui reconnu comme un créateur de contenus narratifs hybrides, à mi-chemin entre le jeu vidéo et la série interactive. Il explique au Monde son raisonnement.

« #WarGames » brouille les frontières entre jeu vidéo et série télé.

Pourquoi avoir choisi de vous inspirer d’un film de 1983, War Games ?

Quand la société de production MGM et les studios Eko ont suggéré qu’on puisse faire quelque chose de ce film, j’étais un peu réticent, au départ. Je ne voulais pas capitaliser sur la nostalgie et ruiner une histoire aussi classique. Mais plus j’y pensais, plus il était clair que les thématiques abordées dans le film étaient, en fait, bien d’actualité. L’idée de ce jeune hacker qui s’oppose à la génération de ses parents, la naïveté de sa pensée à l’égard de l’armée ou du gouvernement…

Quand je regarde des groupes comme les Anonymous, qui ont commencé avec des canulars et de l’humour noir, et qui ont fini par mener des actions qui avaient un impact politique, je vois un parallèle à faire.

Pensez-vous que l’industrie du cinéma et celle des jeux vidéo aient quelque chose à apprendre l’une de l’autre ?

En ce qui concerne la syndicalisation par exemple, oui ! Dans les jeux vidéo, il y a un gros retard à ce niveau-là. Je pense que la plus grande chose qu’ils peuvent apprendre, sinon, c’est que nous faisons tous la même chose, et que nos techniques ne sont pas si différentes que cela. On essaye tous de raconter des histoires, de convaincre notre public qu’elles sont vraies, que les personnages, leurs désirs, sont vrais. Et pour cela, on utilise tous l’imagination. La différence se situe juste dans des détails qui touchent à la forme.

« #WarGames » se rapproche à première vue beaucoup d’une série, que ce soit de part sa forme — le jeu est découpé en épisodes et en saisons —, ou de part le fait que le joueur ait très peu de choses à faire. Est-ce que ce n’est pas un pari risqué ?

Je pense que #WarGames est clairement un « spectacle ». La question qui se pose selon moi, c’est à quel point il est essentiel pour l’utilisateur d’avoir une participation vraiment active. Dans un jeu vidéo traditionnel, vous utilisez 90 % de votre cerveau pour jouer, se mouvoir, agir ; les 10 % restants peuvent se concentrer sur l’histoire, l’empathie avec les personnages…

Avec Her Story, le but était de faire [l’inverse], de faire en sorte que l’histoire elle-même et le jeu — puisque je pense qu’on peut utiliser ce terme dans le cas présent — se confondent, qu’on puisse utiliser 90 % de son cerveau pour se focaliser sur l’histoire. La plupart des jeux-dont-vous-êtes-le-héros sont basés sur cette idée selon laquelle le joueur peut faire ce qu’il veut ; ici, on veut donner le poids plutôt au narrateur.

Quid des 10 % de jeu actif ?

Vous, vous allez voir le résultat, et ne pas trop savoir comment vous êtes arrivé là. C’est un peu comme si vous regardiez quelque chose en direct. Si vous allez voir un comédien, il va affiner et modifier ses blagues en fonction de s’il entend des rires ou des grognements. Au bout du compte, vous obtenez un spectacle personnalisé, façonné pour un public unique. #WarGames est comme ça. Le jeu enregistre ce que vous êtes en train de regarder et l’utilise pour ajuster le personnage principal, Kelly.

L’interactivité est plus intuitive, plus subconsciente. Pour autant, elle fait la différence. Les scènes, en fonction du comportement du lecteur, vont comporter des dialogues ou provoquer des réactions des personnages qui ne seront pas les mêmes.

Vous semblez convaincu de la valeur ajoutée des jeux narratifs. Le public l’est-il tout autant ?

Il est de plus en plus friand des options de personnalisation en général, que ce soit dans les médias ou sa télévision traditionnelle, par exemple. Or, ces médias ont un peu du mal à répondre à cette demande, à adapter leurs propres programmes. Le risque, si on ne teste rien de différent, c’est de continuer à toujours tout faire à l’ancienne.

Et les acteurs qui jouent dans « #WarGames », étaient-ils réticents à tester ce format assez inhabituel ?

Sur ce projet, et sur d’autres, j’ai pu constater que les acteurs étaient toujours très enthousiastes à l’idée de travailler sur de nouveaux formats. Ils avaient envie de tester de nouvelles manières de travailler, d’explorer des choses différentes, innovantes.

Ici, le challenge était particulièrement intéressant pour eux parce qu’on était plus proches du théâtre, finalement. Toutes les scènes sont jouées en une seule prise, sans montage. C’était frais, ça leur a permis de s’assouplir un peu.

A quand la saison 2 ?

Pour la prochaine saison, nous verrons. On va pouvoir jauger des retours sur la première en étudiant un peu les données ; on en a recueilli sur ce que les gens ont regardé, quels personnages et parties de scénarios ils ont préféré, etc. C’est fascinant de lancer un contenu comme ça, où vous pouvez vraiment savoir ce que veut le public, sans même leur demander.

Sinon je travaille aussi, actuellement, sur un autre projet qui s’appelle « Telling Lies », qui sera quelque chose de très ambitieux, dans la veine de Her Story. Vous en entendrez parler cette année !