Yildune Lévy à l’ouverture du procès de l’affaire de Tarnac, le 13 mars 2018. / Michel Euler / AP

Dans la balance de la justice, qu’est-ce qui pèse le plus lourd : un relevé de comptes ou un procès-verbal de filature ? La 14chambre du tribunal correctionnel de Paris répondra à cette question au moment de rendre son jugement dans le procès Tarnac. Deux documents-clés étaient à l’étude, mardi 20 mars, lors d’une audience qui a confiné au casse-tête : d’une part, le fameux « PV 104 » – dont l’autopsie avait débuté en fin de semaine dernière –, de l’autre, un relevé de comptes de Yildune Lévy datant de novembre 2008. Deux documents, deux vérités différentes sur le déroulement de la nuit du 7 au 8 novembre 2008, celle du sabotage dont sont accusés la jeune femme et son ancien compagnon, Julien Coupat.

Le « PV 104 » est formel : cette nuit-là, le couple se trouvait à Trilport, en Seine-et-Marne, entre 23 h 50 et 3 h 50, juste avant de se rendre près de la ligne qu’on allait retrouver sabotée. Mais le relevé de comptes est tout aussi formel : un retrait de 40 euros a été effectué avec la carte bleue de Yildune Lévy, cette même nuit à 2 h 44, vers la place Pigalle, dans le nord de Paris, à 60 kilomètres de là. « Vous ne pouvez pas être à Pigalle en train de faire un retrait, et en même temps être en Seine-et-Marne, ce n’est pas possible », doit bien constater la présidente. « Effectivement », répond Yildune Lévy, flegmatique à la barre, mais bien consciente de disposer là d’un alibi qui trouble le tribunal.

Un retrait mystérieusement passé sous silence

La jeune femme livre sa version : « Je revois la scène, je revois le distributeur de La Poste à Pigalle. Je suis une très grosse fumeuse. La nuit, quand on rentre [de Trilport], je n’ai plus de clopes, je dis [à Julien Coupat] qu’il faut que j’aille en acheter. Mais je n’ai plus de sous. Alors je vais en retirer, et je vais acheter des clopes. » Interrogé quelques minutes plus tard, Julien Coupat confirmera, les mains dans les poches, avec sa nonchalance et son ton monocorde habituels, en donnant sa version de la nuit fatidique : « Nous avons dormi devant Le Mouflon d’or [un hôtel de Trilport qui s’est avéré être complet], nous sommes allés faire l’amour dans la voiture un peu plus loin, et ensuite nous sommes rentrés à Paris.

Vous confirmez le retrait ?

Absolument.

Vous attendiez Mme Lévy dans la voiture pendant ce temps ?

Absolument. »

Mystérieux, ce retrait à 2 h 44, à plusieurs égards. Le plus mystérieux étant qu’il n’ait pas été remarqué par l’enquêteur chargé d’éplucher les comptes d’Yildune Lévy, dans lesquels il cherchait alors – en vain – la trace d’un paiement par carte bancaire des tubes en PVC, censés avoir servi à hisser le crochet en fer sur la caténaire de la ligne TGV. « C’est le pompon, s’agace l’intéressée en moulinant avec les bras. La consigne qu’il a, c’est de regarder les retraits jusqu’au 7 novembre, d’accord. Mais sur mon relevé de compte, mes retraits sont sur deux pages. La première s’arrête le 6 novembre. Si on veut regarder jusqu’au 7, on est obligé de regarder la page d’après, ou là, on voit ce retrait qui date du 8. Ils cherchent dans mes comptes pour m’incriminer, pour voir si je n’avais pas payé les tubes, ils trouvent quelque chose qui me disculpe, et ils le passent sous silence ! »

La présidente du tribunal tente de comprendre et suppose que ce retrait a pu être fait avec la carte bleue de Yildune Lévy, mais pas forcément par Yildune Lévy elle-même : « Dans cette affaire, on a fait de nombreuses perquisitions, et les gens ont dit : “On met en commun beaucoup de choses, les ordinateurs, les livres, la documentation, etc.” On peut se dire aussi que la carte bleue de quelqu’un pourrait être utilisée par quelqu’un d’autre. »

Un alibi inutilisé pendant quatre ans

« Vous auriez donc fabriqué un alibi ? », demande naïvement Me Marie Dosé à sa cliente, qui s’offusque : « Une personne accusée d’association de malfaiteurs fabriquerait un alibi et elle ne s’en servirait pas pendant quatre ans ? Délirant. » En effet, Yildune Lévy, dans les premiers temps de l’enquête, ne se souvenait pas de ce retrait. Ce n’est qu’en décembre 2011, soit plus de trois ans après les faits, que son relevé de compte épluché par les enquêteurs a été versé au dossier, et qu’elle a donc pu le consulter, et constater le retrait, dont elle veut croire qu’il lui permettra d’être blanchie.

Le procureur, qui accorde visiblement autant de crédit à ce retrait de 2 h 44 que la défense n’en accorde au « PV 104 », prend le relais et fait part de ses doutes, soulignant que ce retrait ne cadre pas avec les habitudes bancaires de la prévenue. Sur les deux mois et demi de relevés de compte consultés, c’est le seul effectué dans le quartier de Pigalle – « il y en a un à Barbès [à 1 km à l’est], tous les autres sont faits à proximité de son domicile, à Gambetta [à 6 km à l’est] » – et c’est le seul survenu à une heure si tardive – « le reste du temps, il n’y a jamais un retrait après 22 heures. » « On tire des conclusions sur deux mois et demi de retraits ! », s’égosille Me Marie Dosé. Le procureur se demande encore pourquoi, en rentrant de Seine-et-Marne, elle a été faire « un détour pour acheter des cigarettes à quarante minutes [de chez elle] ». Yildune Lévy répond qu’à Pigalle elle sait qu’on peut acheter des cigarettes jusqu’à pas d’heure.

La présidente, elle, bute sur un constat qu’elle a déjà formulé lors de l’audience précédente, et propose une sorte de raisonnement par l’absurde assez étonnant : « Si vous avez effectué ce retrait à Paris à 2 h 44, cela signifie qu’au plus tard, vous avez quitté la Seine-et-Marne une heure plus tôt. Ça veut dire, selon vous, que tout ce qui figure au PV 104 après deux heures du matin est faux. Mais comment expliquer que des policiers fassent un faux PV pour accuser deux personnes, et qu’en même temps ils n’écrivent pas qu’ils vous voient en train de commettre le sabotage ? Pourquoi ne pas aller au bout de la logique, tant qu’à faire, et vous attribuer les trois autres sabotages commis cette nuit-là ? Quand le faux est fait, tout est possible ! » Yildune Lévy a du mal à réprimer un sourire : « J’ai du mal à m’expliquer l’aberration de tout cela. »