L’avis du « Monde » – à voir

Huit ans après Dharma Guns (2011), l’astéroïde Frédéric-Jacques Ossang (dit « F. J. »), précieuse anomalie du cinéma français, revient obombrer les écrans d’un nouveau dédale filmique en noir et blanc, ou plutôt « en pétrole et acier ». Poète et musicien autant que cinéaste, l’homme est le père d’une filmographie d’inspiration post-moderne, hantée par les images et les sonorités antérieures – celles du cinéma muet, de la musique industrielle, du roman noir ou d’anticipation –, et le chantre néoexpressionniste d’un monde au bord du gouffre, où ne s’entrechoquent plus que des êtres à la dérive.

Son dernier film en date, 9 doigts, s’ouvre sur la cavale d’un homme, Magloire (Paul Hamy), qui, après avoir dérobé une forte somme à un homme agonisant, est rattrapé par une bande de malfrats, menée par un certain Kurtz (Damien Bonnard). Celui-ci l’embarque de force pour une étrange virée sur un grand rafiot vide, abritant en guise de cargaison une mystérieuse charge radioactive, aussi susceptible de leur procurer le pouvoir que de les éradiquer. Mais les nuits se succèdent et la course indéfinie s’apparente bientôt à un long cauchemar halluciné, l’équipage cédant à une psychose toxique, à mesure que le cargo s’enfonce dans un territoire inconnu, nommé le « Nowhereland ».

Imaginaire à géométrie variable

9 doigts fascine pour son imaginaire à géométrie variable, infiniment instable et mouvant, sous la forme d’une traversée statique et, on le devine, intérieure, dont émanent des bouffées paranoïaques et délirantes. Le film fonctionne avant tout par son rapport ambigu au récit, dessinant l’errance de ses personnages dans un monde où les narrations collectives sont devenues illisibles, hermétiques, voire cryptiques. Surgit ainsi toute une série de motifs subjugants : une boîte de Pandore radioactive (on pense à En quatrième vitesse, de Robert Aldrich, 1955), un cargo tournant en rond dans une nuit sans fin, une île de déchets à l’échelle d’un continent se recomposant sans cesse… Toutes choses suggérées sans être précisément cernées, ni montrées, mais caressant de leur noirceur d’encre l’imagination du spectateur.

Qu’est-ce qu’un monde dont on ne peut plus comprendre l’histoire ? Un monde condamné, certes, mais aussi un espace où la langue peut enfin déchaîner sa puissance de déflagration. Ainsi la beauté de 9 doigts est-elle d’inventer, avec ses comédiens (dont Gaspard Ulliel et Pascal Greggory dans de belles apparitions iconiques), une déclamation froide et tranchante comme le métal, et comme détruite de l’intérieur par sa bile vénéneuse. On ne revient pas d’un tel voyage au bout de la nuit.

9 DOIGTS - F.J. OSSANG - FILM ANNONCE
Durée : 01:31

Film français et portugais de F. J. Ossang. Avec Paul Hamy, Damien Bonnard, Pascal Greggory, Gaspard Ulliel, Lisa Hartmann, Elvire, Diogo Doria (1 h 39). Sur le Web : www.capricci.fr/9-doigts-f-j-ossang-2017-415.html