Etienne Ghys. / Edouard Caupeil

Etienne Ghys est directeur de recherche à l’Ecole normale supérieure de Lyon et rédacteur régulier de la rubrique « Carte blanche » dans le supplément « Science & médecine » du Monde. Ce spécialiste de l’étude des systèmes dynamiques est aussi très engagé dans la diffusion de sa discipline auprès du grand public. Il a nourri de dizaines d’articles de vul­garisation le site Images des maths (Images.math.cnrs.fr) et a notamment co­réalisé deux films très pédagogiques, Dimensions, une promenade mathéma­tique en 2008 (Dimensions-math.org) et Chaos, une aventure mathématique en 2013 (Chaos-math.org). Académicien depuis 2004 et membre du récent Conseil scientifique de l’éducation nationale, il a accepté d’être le parrain de la collection « Génies des mathématiques ».

Pourquoi avoir accepté de soutenir cette collection ?

Il y a trop peu de livres grand public qui parlent de maths, c’est donc enthousiasmant de voir diffusée une telle série. Ces ouvrages toucheront des milieux divers. Des parents en feront profiter leurs enfants. Ils vont se retrouver dans des foyers où il n’y en avait peut-être pas. C’est une belle occasion de diffuser les maths. On y rencontrera Evariste Galois le romantique, mort en duel à 20 ans pour une « infâme coquette », comme il l’écrira dans son testament qui contenait surtout le germe d’un développement extraordinaire de l’algèbre. Ou Paul ­Erdös, qui n’accepta aucun poste universitaire pendant toute sa vie et préféra aller d’université en université et collaborer avec un nombre incroyable d’amis. Ou encore John Nash, dont la biographie a fait l’objet du film Un homme d’exception. Le malheureux, affligé d’une maladie psychiatrique, n’eut pas le temps d’écrire beaucoup d’articles, mais l’un d’eux lui a valu le prix Nobel d’économie et un autre le prix Abel de mathématiques.

Vous-même avez été poussé vers cette discipline par un livre, non ?

En partie oui. J’avais 14 ans, lorsque dans la bibliothèque municipale de ­Roubaix j’ai emprunté le livre Les Grands Mathématiciens (Payot, 1950), d’Eric Temple Bell. C’est un ouvrage de portraits de matheux en 30 chapitres environ. J’ai adoré cela car c’était plein d’anecdotes qui me fascinaient, même si j’ai compris bien plus tard que ce livre contenait des ­erreurs historiques, ou tout au moins une présentation un peu romancée de l’histoire des mathématiques.

Par exemple, Euler y était décrit comme un touche-à-tout, ce qui est correct, mais le chapitre se termine par « le 7 septembre 1783, (…) il cessa de calculer et de vivre », ce qui me laissait l’impression qu’il était une espèce de machine à calculer sans aucun sentiment. Or ce n’est pas conforme à la réalité car Euler n’était pas si froid et calculateur. Il était même très humain, comme en témoigne sa correspondance avec une princesse d’Allemagne où il est question de maths mais aussi de musique, de philosophie…

Quel est votre rapport aux grands « anciens » ?

Je suis toujours plongé dans leurs « vieux machins » en fait. C’est comme cela que j’apprends. Je ne suis évidemment pas le seul. En 2007, pour fêter le centenaire d’un théorème, nous nous sommes réunis à une quinzaine dans un gîte rural de Sologne. Nous avons lu beaucoup d’articles qui précédaient ce théorème et nous avons parcouru le chemin qui y conduisait, tout au long du XIXsiècle. C’était très studieux, on a travaillé comme des fous, en ne mangeant que des pâtes. Et à la fin, on s’est dit que ce travail, cette fête, ne devait pas rester entre nous. Alors on a décidé d’en faire un livre collectif, sorti trois ans plus tard, sous pseudonyme, en français, puis traduit en anglais, et où chacun a écrit et relu tous les chapitres (Uniformisation des surfaces de Riemann, retour sur un théorème centenaire, par Henri Paul de Saint-Gervais, ENS Editions, 2010).

Notre mélange de vision mathématique et historique a été modérément apprécié par les historiens. En écrivant pourquoi telle erreur avait été commise et en la corrigeant avec nos méthodes anachroniques du XXe ou XXIsiècle, nous commettions pour eux une sorte de péché mortel. Nous ne cherchions pas la réalité historique mais la compréhension d’un morceau de mathématiques d’aujourd’hui à travers son passé.

En biologie, à quoi bon apprendre des théories erronées anciennes ? Mais en maths, les erreurs sont utiles.

A quoi cela vous a-t-il servi ?

Cette histoire continue de me nourrir aujourd’hui. On dit en général que les mathématiciens ont une vision cumulative de l’histoire : un théorème vrai un jour reste vrai toujours. Le théorème démontré par Archimède restera évidemment toujours vrai, alors que beaucoup de théories d’Aristote sur la physique ou sur la biologie n’ont plus cours depuis longtemps. Mais la réalité est plus subtile.

Il existe des théorèmes qui ne sont plus intéressants ou d’autres qui changent de statut. Le théorème de Pythagore par exemple. Il est bien connu que le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés. C’est le fondement de la géométrie euclidienne. Maintenant cela s’applique à des espaces de grandes dimensions et même en physique quantique, où l’on travaille dans des espaces qu’on appelle « de Hilbert » qui sont en quelque sorte définis à partir du théorème de Pythagore. On peut presque dire que le théorème est devenu une ­définition. Il a acquis un nouveau visage.

Autre exemple de ce principe cumulatif à relativiser. En maths on apprécie énormément que des branches différentes se mettent à interagir. Descartes, en introduisant les coordonnées du plan, fait un lien entre l’algèbre et la géométrie et donne naissance à la géométrie ­algébrique. Les maths sont un arbre un peu étrange dans lequel on constate à la fois l’apparition de nouvelles branches et la fusion de branches différentes.

Avez-vous un héros particulier ?

Ceux qui me connaissent savent que c’est Henri Poincaré. Ses textes me parlent car j’y retrouve la même langue, les mêmes notations que j’utilise au quotidien. D’autres maths, comme celles du XVIIsiècle, me sont moins familières.

Mais des textes plus anciens ont aussi mes faveurs. Je voudrais citer ainsi Archimède, qui a laissé des textes ­toujours limpides aujourd’hui. Il a par exemple écrit L’Arénaire, que j’adore, véritable propagande pour la défense des sciences permettant d’expliquer pourquoi les chercheurs ont besoin de moyens. Il y convainc ainsi un roi que des questions apparemment futiles et inutiles, comme celle de compter le nombre de grains de sable qui seraient nécessaires pour remplir l’Univers, peuvent avoir des répercussions inattendues. Un très beau texte.

Les historiens contemporains ont ­entamé un mouvement pour ne plus écrire l’histoire seulement comme celle des grands hommes, mais en s’intéressant aussi à des populations plus obscures et modestes. Est-ce pareil en maths ?

Je n’ai aucun doute sur le rôle important des grands mathématiciens, comme Newton, Gauss, Riemann, Poincaré… que l’on retrouve évidemment dans cette collection, mais ils n’auraient pas existé sans un terreau dont ils sont issus. Beaucoup de mathématiciens inconnus ont joué de grands rôles dans leur histoire. Ils étaient ingénieurs, professeurs du secondaire, mécaniciens… On peut citer un mathématicien, Augustin Mouchot, pionnier de l’énergie solaire au XIXsiècle, qui pour la domestiquer a passé sa vie à dessiner de grands miroirs paraboliques et a résolu d’intéressantes questions de géométrie. Ce serait dommage d’oublier ces « inconnus ».

Vous regrettez l’absence d’autres ­personnes dans cette historiographie ?

Oui, les femmes ! Et pas seulement dans l’histoire, mais aujourd’hui. Certes, d’autres sciences manquent de femmes, et ce n’est pas spécifique aux maths, mais pour notre discipline c’est de pire en pire. Leur proportion au CNRS, en maths, baisse depuis trente ans. Cette année, il n’y a pas de normalienne en maths à Paris, et il n’y en a que deux ou trois à l’ENS Lyon. Je n’ai pas d’explications mais c’est préoccupant.

La France aura-t-elle encore des médailles Fields au congrès international de mathématiques de Rio en août ?

Je ne me prononcerai pas. On a quelques idées pour expliquer le succès de l’école mathématique française. Il faut d’abord le chercher dans l’histoire de France. Napoléon a mis les maths au cœur d’un système éducatif d’élite, autour de Polytechnique, de l’ENS et des grandes écoles. Pendant longtemps (et encore actuellement, à un degré moindre), les maths étaient un passage obligatoire pour les « bons élèves », qui se retrouvent dans les classes préparatoires d’élite (une spécificité française) puis dans quelques écoles prestigieuses. C’est une raison du succès de la recherche mathématique en France.

Autre raison : si je ne me trompe pas, tous les Médailles Fields français sont passés par le CNRS à un moment ou un autre de leur carrière, souvent au début, ce qui leur a permis de travailler dans d’excellentes conditions. Or, le CNRS est une autre spécificité française.

Il faut noter enfin l’inertie de cet « indicateur de qualité » que seraient les médailles Fields. Les lauréats ont moins de 40 ans et ont donc fait leur thèse quinze ans plus tôt et passé leur bac il y a plus de vingt ans. En exagérant un peu, une abondance de médailles françaises signifie que le système marchait bien… il y a quinze ans !

Ce système marche-t-il moins bien aujourd’hui ?

Bien sûr, les résultats de nos collégiens dans les diverses évaluations ne sont pas bons, mais je voudrais relativiser un peu ces constats. On voit par exemple que la Finlande, dont les élèves sont les meilleurs en science, est aussi la dernière pour ce qui est de l’intérêt pour cette discipline. Il n’y a pas qu’une seule manière de mesurer les choses. Et de toute façon, il n’y a aucune raison d’enseigner les maths de la même manière partout. Le contenu des enseignements dépend de la culture locale. Les maths, ce n’est pas aussi universel qu’on peut le penser : on peut choisir le morceau du gâteau qu’on veut manger.

D’ailleurs il y a aussi plusieurs façons de faire des maths. Les Russes sont très forts en géométrie, les Français ont été, eux, marqués par Bourbaki et ses traités sur les mathématiques favorisant plutôt l’abstraction. Au Brésil, que je connais bien pour y avoir travaillé et gardé des contacts, ils ont développé un langage commun qui leur fabrique un terrain de jeu différent du nôtre.

Alors, tout va bien ?

Je suis préoccupé par un problème sociologique majeur : les Ecoles normales supérieures n’ont plus comme naguère le rôle d’ascenseur social. Auparavant, les mathématiciens de l’ENS venaient de milieux plus divers. Aujourd’hui, on a beaucoup de fils d’enseignants du secondaire ou du supérieur dans les promos de normaliens.

Au CNRS, bon an mal an, une douzaine de chercheurs sont recrutés en maths. Chaque année, quelques-uns d’entre eux sont des fils de mathématiciens professionnels, ce qui n’est pas vraiment représentatif de la population française. C’est un mauvais signe pour l’épanouissement des vocations et cela me préoccupe de me rendre compte que ma profession attire moins les jeunes.

Il ne faut évidemment pas en conclure que l’unique objectif des enseignants de France est de former des chercheurs au CNRS. Ils doivent certes former une élite, mais ils doivent surtout contribuer à décomplexer leurs élèves par rapport aux maths. Ma discipline ferait peur, serait froide, déconnectée de la réalité, servirait d’étalon pour évaluer l’intelligence, sélectionner…

Mais ce n’est pas mon expérience, je vois les maths comme une occasion de créativité et d’expression. Les maths ne sont qu’une manière d’être intelligent, mais bien évidemment pas la seule.

Que faudrait-il corriger dans ­l’enseignement ?

Le rapport Torossian-Villani sur l’enseignement des maths, remis au ministre de l’éducation, formule de véritables constats que l’on répète depuis longtemps. Notamment, qu’il faut mieux former les professeurs des écoles à cette discipline. Beaucoup ont peur de cette matière, sans vraiment avoir eu l’occasion de la connaître et de l’apprécier. Ça peut vous étonner, mais ma fille, institutrice, n’est pas trop intéressée par les maths. Un jour, je lui ai proposé de faire de la géométrie dans la cour de récréation, en dessinant à la craie des cercles de différents rayons. Les enfants ont pu constater, avec des bouts de ficelle, que le périmètre était environ trois fois le diamètre. Ça a été un vrai bonheur pour ses élèves et, victoire personnelle, pour ma fille aussi !

En tout cas, clairement, il manque de temps et de moyens pour la formation des professeurs des écoles, aussi bien initiale que permanente.

C’est pour défendre cela que vous avez accepté d’être dans le Conseil scientifique de l’éducation nationale présidé par Stanislas Dehaene ?

Oui, j’espère que ça va marcher. Nous verrons. Pour l’instant j’ai choisi de m’impliquer dans le sous-groupe de travail sur les manuels scolaires du primaire. La première étape est de faire un bilan sur l’usage de ces livres : comment servent-ils ? qui s’en sert ? sont-ils même utilisés ?

Ensuite nous essaierons de rédiger un cahier des charges à destination des maisons d’édition pour définir ce que l’on attend d’un bon manuel scolaire. Aujourd’hui, on constate que si tous les livres se prétendent en accord avec les programmes, ce n’est pas toujours le cas. En outre, il existe des marges de manœuvre sur l’interprétation du programme et nous pourrions proposer de poser des garde-fous.

Quel plaisir prenez-vous à faire des maths ?

C’est d’abord souvent de la souffrance en réalité ! On réfléchit en permanence à un problème, on se pose des questions, on cherche une solution… Bref, on piétine. Pour éviter cet état, beaucoup, comme moi, ont plusieurs sujets en tête pour pouvoir en changer. Je dis souvent d’ailleurs que j’ai fait dans ma carrière des choses faciles, évitant les gros morceaux qui me font piétiner.

L’autre souffrance, c’est l’erreur, l’angoisse d’avoir publié quelque chose de faux. Le pire qui puisse arriver à un chercheur est de recevoir un message de quelqu’un qui trouve une erreur dans de vieux articles. Un erratum est honteux. Cela m’est arrivé une fois, mais ce n’était heureusement pas si grave. Mon article énumérait une liste de cas possibles et il en manquait un, qui était en fait tellement évident que je l’avais omis.

Et le vrai plaisir ?

J’aime bien les maths quand elles sont partagées. Et j’aime évidemment moi-même participer à ce partage par des discussions. Ce rapport à d’autres m’aide à mieux comprendre moi-même. Parfois, cela conduit à de jolies histoires, comme récemment avec un de mes étudiants en master, Christopher-Lloyd Simon. Comme je l’ai dit précédemment, j’avais en tête plusieurs problèmes dont l’un en particulier me turlupinait.

Je voulais l’exposer dans mon dernier livre (A Singular Mathematical Promenade, ENS Editions, 2017). Grâce aux commentaires francs et directs de Christopher-Lloyd sur l’un des chapitres, nous avons trouvé ensemble une manière de débloquer la question. Un article devrait sortir à se sujet. C’est le prototype du plaisir en maths : je suis sorti d’une impasse grâce à une collaboration.

Quelle est votre obsession du moment ?

Elle vient d’un cheminement également inattendu. Je devais préparer un exposé pour des élèves en CP sur le flocon de neige. Je ne me faisais évidemment pas de soucis sur ce que j’allais dire, mais en fouillant, comme j’aime le faire, dans la littérature scientifique, j’ai découvert que la théorie rigoureuse de la croissance des flocons de neige était en fait encore à écrire ! J’ai découvert aussi des textes et des illustrations merveilleuses dans de vieux textes de Kepler ou du Moyen Age. Et c’est ce que je ferai découvrir aux lecteurs du Monde le 29 mars lors d’une conférence. Avec, j’espère, une surprise : j’aurais peut-être démontré d’ici là une conjecture qui m’obsède sur les flocons de neige !

Géométrie et chaos  font leur cinéma

Etienne Ghys est le coauteur (avec Aurélien Alvarez et Jos Leys) de deux films frappant par leur pédagogie, Dimensions, une promenade mathématique, 2008 (www.dimensions-math.org) et Chaos, une aventure mathématique, 2013 (www.chaos-math.org). Réalisés en images de synthèse, avec des calculs parfois originaux et complexes, ils n’ont pas vieilli, si ce n’est peut être dans l’esthétique. Ces deux fois neuf épisodes de moins d’un quart d’heure initient aux notions de dimensions et de chaos.

Dimensions 1 Francais
Durée : 14:01
Images : Creative Commons

La recette est à chaque fois la même : de la lenteur dans les propos, des situations très imagées, voire spectaculaires, et des références historiques. De quoi amener le lecteur depuis des bases très simples (les deux dimensions, le mouvement de boules de billard, le calcul différentiel) à des concepts plus difficiles et jusqu’aux préoccupations des mathématiciens contemporains.

Le premier film, très géométrique, est plus statique que le second, consacré justement aux mouvements, stables ou, au contraire, chaotiques. Dans ce second volet, des boules de billard s’entrechoquent, des planètes se tournent autour, des figurines de Lego font la course, des canards oscillent sur l’eau et un magnifique taureau de Wall Street se fait parcourir l’échine et les cornes par plusieurs boules.

BA Chaos
Durée : 00:59
Images : Creative Commons

Inutile de dire que bon nombre des génies de la collection de livres proposés par Le Monde sont sollicités dans ces films : Euclide, Newton, Laplace, Gauss, Riemann, Poincaré…

A signaler, dans le premier film, l’ultime chapitre entièrement consacré à une démonstration pas à pas et très géométrique d’un théorème de Riemann sur la sphère. De quoi convaincre que « démontrer » n’est pas « montrer » et que regarder ces images peut aussi servir à susciter des vocations.

Au programme

Le Monde organise, jeudi 29 mars, de 19 heures à 20 h 30, dans son auditorium, une conférence avec Etienne Ghys, membre de l’Académie des sciences, directeur de recherche au CNRS et parrain de la collection « Génies des mathématiques », sur le thème « La géométrie des flocons de neige ».