La « disruption » est-elle positive et nous fait-elle progresser ?
La « disruption » est-elle positive et nous fait-elle progresser ?
Ce terme venu du marketing s’impose dans les discours, souligne le professeur de philosophie Thomas Schauder. Mais de quelle rupture s’agit-il ?
Une femme joue avec son ombre sur « Test Pattern », une installation de l’artiste japonais Ryoji Ikeda, lors du festival Vivid, à Sydney, en 2013. / Daniel Munoz / REUTERS
Chronique Phil d’actu. Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, un mot a fait son apparition dans les discours politiques et médiatiques : la « disruption ». Il peut même arriver de croiser le verbe disrupter et l’adjectif disruptif-ve. Apparu dans les années 1990 et popularisé grâce au développement de la technologie numérique depuis 2010, ce mot que je n’avais jamais entendu il y a un an est aujourd’hui utilisé partout et à toutes les sauces.
Mais que signifie-t-il exactement ? Pour Morald Chibout, directeur de la filiale e-commerce du groupe Casino, grandir dans « les quartiers de la cité » lui a donné « un côté très disruptif », c’est-à-dire « la chance de penser différemment ». Et heureusement, car aujourd’hui « la disruption est nécessaire » selon lui, pour ne pas toujours créer les mêmes produits. Pour Jean-Marie Dru, président du réseau publicitaire TBWA, Emmanuel Macron incarne la disruption entendue comme « une agilité de pensée », une capacité à « imaginer des solutions qui bousculent les schémas préétablis », au lieu de « parvenir à des compromis ».
Or, qu’on s’en amuse comme l’humoriste et chroniqueur radio Guillaume Meurice, ou qu’on s’en inquiète comme le philosophe Bernard Stiegler (j’y reviendrai), force est de constater que ce terme est devenu, en très peu de temps, banal, alors même qu’il relevait auparavant d’un champ lexical très précis : celui du marketing.
Positivité du changement
Premier trait caractéristique de la disruption, elle remplace désormais presque systématiquement les mots « rupture » (même racine latine : rumpere), « fracture » ou encore « perturbation ». Car le point commun de ces termes, c’est qu’ils portent en eux une charge négative (« rupture » renvoie à la fin de la relation amoureuse, « fracture » à une douleur physique, « perturbation » à un dysfonctionnement), alors que le processus que désigne le terme « disruption » se veut purement positif : « La remise en cause des conventions qui brident la créativité des entreprises (…) et permet de faire émerger les visions nouvelles qui sont à l’origine des grandes innovations. » (Les Echos, le 7 novembre 2016).
L’idée de « disruption » s’appuie ainsi sur un postulat (un point de départ jamais interrogé) selon lequel l’innovation, la nouveauté, le changement sont positifs en soi, et que tout ce qui vient « brider » ce changement est affreux, irrationnel et coupable. D’ailleurs, le changement ne relève pas d’une décision, mais d’un phénomène aussi nécessaire que les lois de la nature. Il s’agit donc bien plutôt « d’accompagner » ce changement que d’essayer de le freiner ou de l’orienter.
La disruption est ainsi un cas typique de ce que j’appelle « les prophéties autoréalisatrices » de l’économie de marché : puisque le changement arrivera nécessairement, il s’agit d’en être l’agent avant les autres… et ce faisant, le changement arrive. Les exemples ne manquent pas en économie comme en politique. Il en va ainsi de la réforme des retraites, de la SNCF, du lycée, ou encore de l’usine Ford de Blanquefort (Gironde) menacée du fait de projections économiques au-delà de l’année 2019, alors même que l’entreprise se porte bien actuellement.
Un « retour du même »
Le succès de la « disruption » en matière économique (Uber, Airbnb, Google, etc.) nourrit, en outre, un second postulat selon lequel ce qui est bon pour une entreprise l’est pour toute la société. C’est ainsi, selon le politologue Pascal Perrineau, que l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron a sciemment appliqué les méthodes du marketing de la « disruption » dans la campagne électorale. Il s’agissait pour eux d’acter que la distinction gauche-droite était devenue inopérante pour un certain nombre d’électeurs (ce qu’on pouvait mesurer par la « volatilité » de leurs votes) et qu’il fallait faire émerger une offre politique nouvelle répondant à cette attente. C’est ainsi qu’en 2016 le candidat d’En marche avait intitulé son livre-programme Révolution.
Toutefois, les faits ont montré un « retour du même » dès lors que la victoire était assurée, et le gouvernement actuel s’inscrit pleinement dans la tradition verticale de la Ve République. Dans le domaine industriel, ce retour du même a aussi lieu, par exemple dans le fait que la disruption ne met pas fin aux tendances monopolistiques du capitalisme (rachat de YouTube par Google, de Lucasfilms par Disney, etc.). Contrairement, donc, à la révolution, qui est un changement brusque et potentiellement violent, impliquant l’émergence d’une organisation radicalement nouvelle, la « disruption » se contente d’une réorganisation à court terme. C’est ainsi que pour l’un de ses théoriciens, Clayton Christensen, « elle se manifeste par un accès massif et simple à des produits et services auparavant peu accessibles ou coûteux. La “disruption” change un marché non pas avec un meilleur produit — c’est le rôle de l’innovation pure —, mais en l’ouvrant au plus grand nombre. » (La Tribune, 10 mars 2014.)
Ainsi, la « disruption » n’est pas tant un modèle économique qu’un ensemble de stratégies permettant de s’imposer dans la compétition le plus rapidement possible, par exemple en proposant un service comparable à ce qui existait, mais beaucoup moins cher (Uber). On voit bien ce que son usage politique a de problématique : si l’idée du « faire mieux » se confond avec celle du « faire moins cher », alors il va de soi qu’elle constitue une menace pour l’intérêt général, qui suppose qu’on ne doit pas regarder à la dépense pour certaines choses (par exemple les petites lignes de chemin de fer, ou encore les unités de recherche non rentables à l’université).
Une forme de barbarie « soft »
Dans son livre Dans la disruption (Les Liens qui libèrent éditions, 2016), Bernard Stiegler met en lumière un autre danger de la « disruption » : pour le philosophe, les stratégies d’innovation par la rupture sont une forme de barbarie « soft », en ce qu’elles détruisent les structures sociales à une allure toujours plus rapide. Les individus et les sociétés ont besoin de temps pour se structurer, temps qui est justement l’ennemi de l’économie de marché.
Les grands bouleversements techniques ont toujours entraîné une transformation du rapport au savoir, au corps, au désir, aux autres, etc. Par exemple, l’imprimerie a complètement changé le rapport au savoir en diminuant l’importance de la mémoire. Si le changement n’est pas positif en soi, il n’est pas non plus entièrement négatif. Néanmoins, selon Stiegler, l’absence de toute stabilité et la remise en question permanente de ce qui structure la pensée et le social nous rendent littéralement fous, c’est-à-dire plonge les uns dans la paralysie et l’apathie, et désinhibe complètement les autres.
S’il n’est pas question de faire machine arrière et de renoncer aux progrès de la technologie, peut-être faudrait-il prendre le temps de les intégrer, de les « digérer », de les mettre au service de l’humain. Se rappeler qu’avant d’être « disruptif », de « penser différemment », il faut commencer par penser, tout court.
Thomas Schauder
Un peu de lecture ?
– Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel (Minuit, 1989).
– Bernard Stiegler, Dans la disruption : comment ne pas devenir fou ?, (Les Liens qui Libèrent, 2016).
A propos de l’auteur de la chronique
Thomas Schauder est professeur de philosophie. Il a enseigné en classe de terminale en Alsace et en Haute-Normandie. Il travaille actuellement à l’Institut universitaire européen Rachi, à Troyes (Aube). Il est aussi chroniqueur pour le blog Pythagore et Aristoxène sont sur un bateau. Il a regroupé, sur une page de son site, l’intégralité de ses chroniques Phil d’actu, publiées chaque mercredi sur Le Monde.fr/campus.