LES CHOIX DE LA MATINALE

Le film sensuel et estival d’Abdellatif Kechiche arrive sur les écrans après avoir divisé le Festival de Venise. Sur ses pas déboulent un loup-garou brésilien, un déserteur nazi et un toxicomane touché par la grâce.

LES CORPS AU SOLEIL : « Mektoub, My Love : Canto Uno »

Mektoub My Love : Canto Uno - Bande-annonce Officielle HD
Durée : 01:16

Pour son sixième long-métrage, Abdellatif Kechiche (La Vie d’Adèle) ouvre en grand les fenêtres de son cinéma et plonge dans un tourbillon de scènes créant un appel d’air si intense qu’on parvient à peine à y reprendre son souffle. Sans doute peut-on voir en Mektoub, My Love, lointainement inspiré du roman La Blessure, la vraie, de François Bégaudeau l’aboutissement d’une recherche : le cinéaste trouve ici un terrain d’épanouissement, mais surtout une prise directe sur ce qu’il filme : la beauté des corps immergés dans la lumière d’été, les jeux fluctuants de l’amour et de la séduction, tout s’organise en une sorte de grand cosmos humain, où le moindre détail renvoie à chaque instant à la profonde unité du vivant.

De la scène d’ouverture, où le personnage central, Amin, surprend les ébats d’un couple clandestin, jusqu’aux séquences de plage, où les silhouettes s’ébrouent dans les eaux papillotantes de la Méditerranée, la part belle est faite aux plastiques féminines (plutôt plantureuses), comme aux roulements de mécanique masculins (parfois envahissants).

C’est que l’art de Kechiche carbure à cette fibre désirante, fantasmatique, qui est à la source de son geste de cinéaste. Amin, protagoniste en retrait, rétif aux jeux de séduction, occupe vis-à-vis des autres une position de spectateur, lui qui pratique la photographie et regarde seul des classiques du cinéma russe dans la pénombre de sa chambre. Ce qui se joue avec lui, c’est bel et bien la naissance d’un regard, amoureux mais isolé, parfois concupiscent, gorgé en tout cas de la beauté dionysiaque du monde alentour. Mathieu Macheret

« Mektoub, My Love : Canto Uno », film français d’Abdellatif Kechiche. Avec Shaïn Boumedine, Ophélie Bau, Salim Kechiouche, Lou Luttiau, Alexia Chardard, Hafsia Herzi (2 h 54).

GARE AU LOUVETEAU GAROU : « Les Bonnes Manières »

LES BONNES MANIERES Bande Annonce (2018) Film Fantastique
Durée : 01:50

Créature légendaire et universelle des folklores, pont aux ânes du genre fantastique, le loup-garou prend chez le duo de réalisateurs brésiliens Juliana Rojas et Marco Dutra une teneur inaccoutumée, non dénuée de poésie ni d’étrange douceur. De fait, sans renoncer à sa cruauté, c’est proprement un conte de fées que nous propose Les Bonnes Manières.

A Sao Paulo, Ana, une jeune femme au charme clinquant, afférente à la catégorie nouvelle riche idiote et oisive, enceinte, engage une infirmière noire, Clara, tout en réserve déliée, pour qu’elle prenne comme nounou ses quartiers chez elle. Les deux femmes cohabitent donc dans ce que le spectateur est invité à lire comme une métaphore menée sur fond d’une guerre des classes larvée. La force du film tient pour beaucoup dans la manière, à la fois subtile et brutale, dont il va s’arracher à ce canevas attendu pour nous mener sur un terrain plus original et inquiétant, celui des vieilles légendes revisitées et d’un fantastique social merveilleusement inspiré.

Dans sa deuxième partie, Les Bonnes Manières passe alors du registre du mystère et de la suggestion à celui de la confrontation directe avec une monstruosité d’autant plus embarrassante qu’elle est incarnée par un enfant très mignon nommé Joël. Attaché la nuit par sa mère comme un galérien dans une pièce sans fenêtre, le garçonnet vit le jour sa vie d’écolier modèle, jusqu’à ce que la bête du Gévaudan qui sommeille en lui finisse par se libérer. Un film merveilleux donc, sauvage et tendre. Jacques Mandelbaum

« Les Bonnes Manières », film brésilien de Juliana Rojas et Marco Dutra. Avec Isabel Zuaa, Marjorie Estiano, Miguel Lobo (2 h 15).

THOMAS, ENTRE FUITE ET FOI : « La Prière »

La Prière : Bande annonce
Durée : 01:53

Depuis plus d’un siècle, le cinéma succombe régulièrement à la tentation de l’invisible, de l’ineffable. Il n’est pas besoin d’être croyant – voir Pasolini, Cavalier et maintenant Cédric Kahn. Le réalisateur de Roberto Succo (2001) ou Une vie meilleure (2012) aime souvent fouailler dans le tissu social, de préférence aux endroits où il souffre.

Dans ce film étonnant, le cinéaste prend la tangente sur les pas de Thomas (Anthony Bajon), un garçon d’une vingtaine d’années qu’on découvre assis dans un autocar qui l’emmène vers une communauté catholique de stricte obédience. La trajectoire de Thomas, héroïnomane qui cherche à échapper à son addiction n’obéira pas aux lois du réalisme social. Il sera ici question de foi, de miracle, de vocation, des questions auxquelles Cédric Kahn répond non pas par la théologie mais par le cinéma. Ici, tout est dans le « presque », qui laisse à l’humour, à la fantaisie de petits interstices qui font que cette Prière ne résonne pas seulement comme une psalmodie, mais aussi comme une chanson. Thomas Sotinel

« La Prière », film français de Cédric Kahn, avec Anthony Bajon, Damien Chapelle, Louise Grinberg, Alex Brendemühl (1 h 47).

CRIMINEL DE GUERRE EN TROIS JOURS : « The Captain. L’Usurpateur »

The Captain - L'usurpateur Bande-annonce VOSTFR
Durée : 01:49

Tourné en noir et blanc, dans un paysage hivernal qui évoque le printemps glacial de 1945, The Captain prend la forme brutale et précise d’une scène de la guerre de Trente Ans gravée par Jacques Callot. Robert Schwentke, réalisateur allemand exilé à Hollywood (Red, Divergente…), revient au pays et remonte dans le temps pour mettre en scène avec lucidité un épisode de l’effondrement de l’Allemagne hitlérienne.

Le film s’ouvre sur une scène de chasse : un conscrit au visage crasseux court à perdre haleine pour échapper à un commando. Poursuivi et poursuivants portent des uniformes de la Wehrmacht. Les Alliés ont pénétré sur le territoire du Reich, et l’une des tâches prioritaires du régime agonisant est de réprimer les traîtres réels ou présumés. Le déserteur, un gamin blond aux traits encore enfantins, s’échappe de justesse.

Alors qu’il va succomber au froid et à la faim, il trouve sur une route de campagne une voiture militaire abandonnée. Dans le réservoir, de l’essence. Dans une valise, un uniforme de capitaine de la Luftwaffe. Le deuxième classe Herold (Max Hubacher) se vêt de l’habit noir, coiffe la casquette, et se lance, d’abord avec un peu d’hésitation, puis avec une assurance irrésistible, dans une brève mais fulgurante carrière de criminel de guerre, qui le mènera, en tant que geôlier, dans un camp où sont détenus d’autres déserteurs.

Dans ce décor funèbre, Robert Schwentke met en scène la transformation d’un lieu de détention en lieu d’extermination. L’image se fait alors presque expressionniste pour mettre en scène cette perversion des institutions – la justice, la fonction publique – et ceux qui les servent. T. S.

« The Captain. L’Usurpateur », film allemand de Robert Schwentke, avec Max Hubacher, Milan Peschel, Frederick Lau (1 h 58).

RÉTROSPECTIVE : Mizoguchi à la Cinémathèque

Masayuki Mori et Machiko Kyo dans « Contes de la lune vague après la pluie » (1953), de Kenji Mizoguchi. / CINÉMATHÈQUE FRANÇAISE

Ce mercredi 21 mars au soir, il est une excellente manière de célébrer l’arrivée du printemps, fût-elle théorique. Il suffit de se trouver à Paris et de se rendre sur le coup de 19 h 30 à la Cinémathèque, rue de Bercy, afin d’y acheter un billet pour les Contes de la lune vague après la pluie. C’est le seul film fantastique du réalisateur japonais Kenji Mizoguchi (1898-1956) auteur de quelques-uns des plus beaux films dont le cinéma ait fait présent à l’humanité.

Si les Contes, réalisés en 1953, se distinguent par les gracieux spectres qui le hantent, ils ont en partage avec le reste de la filmographie de Mizoguchi cette beauté évidente et complexe qui caractérise ses mises en scène.

La rétrospective que la Cinémathèque lui consacre jusqu’au 15 avril permettra de comprendre comment le cinéaste, à force d’innovation et de fidélité à la tradition plastique et picturale de son pays, est arrivé à cette maîtrise. Les rares longs-métrages muets de Mizoguchi qui ont été préservés y seront montrés. Les néophytes auront avantage à commencer par la fin, avec ces évocations du Japon impérial (L’Intendant Sansho) ou du demi-monde du spectacle et de la prostitution (Les Musiciens de Gion), qui ont fait de la dernière période du cinéaste la plus féconde. T. S.

Cycle Mizoguchi, jusqu’au 15 avril. Cinémathèque française, 51, rue de Bercy, Paris 12e.