Le commissaire européen à l’économie et à la fiscalité, Pierre Moscovici, à Bruxelles, en février. / EMMANUEL DUNAND / AFP

C’était devenu un secret de Polichinelle bruxellois, tant les fuites dans les médias s’étaient multipliées ces derniers jours. Mercredi 21 mars, le commissaire à l’économie et à la fiscalité, Pierre Moscovici, a rendu publics tous les détails de la très attendue « taxe numérique » européenne. Une taxe réclamée avec insistance par Paris, mais qui, pour entrer un jour en vigueur, doit obtenir l’unanimité des Etats membres de l’UE.

Or, elle les divise déjà fortement, certains craignant que, dans un contexte de fortes tensions avec les Etats-Unis (liées aux menaces de Donald Trump de taxer leurs importations d’acier et d’aluminium), cette proposition soit interprétée par Washington comme une mesure protectionniste des Européens vis-à-vis des géants américains de l’Internet.

La Commission européenne dit vouloir réintroduire de l’« équité » dans la fiscalité des entreprises en Europe, alors que les sociétés du numérique échappent largement à l’impôt du fait de la dématérialisation de leurs activités.

Rompant avec plus d’un siècle de tradition fiscale, elle propose de taxer, non les profits, mais les revenus des sociétés. Il s’agit de prélever l’impôt là où se trouvent les utilisateurs des services en ligne, plutôt que là où sont concentrés les profits générés par ceux-ci.

Recettes fiscales modestes à l’échelle de l’UE

Sont visées, non pas des entreprises, mais des « activités ». En l’occurrence, celles où les utilisateurs contribuent à l’essentiel de la création de valeur : vente d’espaces publicitaires liés à l’exploitation des données privées (Facebook, Google, etc.), ou plates-formes d’intermédiation facilitant les ventes de biens et services entre internautes (Airbnb, Uber, Booking, etc.).

Ne seront en revanche pas concernés les cybermarchands (Amazon et consorts) ou les vendeurs de services sur abonnements (Netflix, iTunes d’Apple, etc.).

Pour éviter de taxer les start-up, souvent à peine rentables, la Commission recommande de n’imposer que les sociétés réalisant un chiffre d’affaires annuel d’au moins 750 millions d’euros dans le monde, dont au moins 50 millions dans l’Union.

Pour ce qui est du taux, Bruxelles suggère qu’il soit fixé à seulement 3 % (Paris plaidait pour 5 ou 6 %). En conséquence, les recettes fiscales devraient rester modestes à l’échelle de l’UE : 5 milliards d’euros par an, au plus. Mais la Commission voulait éviter qu’en mettant la barre trop haut, elle pénalise les plus modestes des sociétés « attrapées » par le nouvel impôt, celles dont les marges sont les moins importantes. La taxe devrait concerner entre 120 et 150 entreprises, dont une moitié d’américaines et environ un tiers d’européennes (le reste étant des asiatiques).

Les Français poussent en faveur de cette solution depuis l’été 2017, mais ils semblent de plus en plus isolés

Ce nouvel impôt n’est pas « une ponction financière » sur le dos des sociétés américaines, a assuré Pierre Moscovici dans un courrier adressé au secrétaire américain au Trésor, Steven Mnuchin, le 16 mars. M. Moscovici marche sur des œufs. En effet, il est conscient de l’impact d’une annonce ciblant forcément nombre de sociétés californiennes, alors que les Européens tentent toujours d’obtenir des Américains qu’ils ne mettent pas à exécution leurs menaces de taxer leurs importations d’acier et d’aluminium.

Dans sa missive, le Français a également insisté sur le caractère « intérimaire » de la taxe numérique. Pour la Commission, elle a vocation à disparaître une fois que l’Union aura réussi à s’entendre sur une modernisation de la notion d’établissement fiscal servant de base au calcul de l’impôt sur les sociétés. Bruxelles propose d’y adjoindre la notion de « présence numérique ».

Cette taxe est loin de faire l’unanimité sur le Vieux Continent. Les Français poussent en faveur de cette solution depuis l’été 2017, convaincus que la révision « structurelle » de l’impôt sur les sociétés prendra au mieux des années. Mais ils semblent de plus en plus isolés. Cet avis n’est pas celui de l’Irlande, des Pays-Bas, de Malte, de Chypre ou du Luxembourg, réputés pour leur fiscalité accommodante. Ils ont signalé à Bruxelles à quel point ils trouvaient cette idée mauvaise.

Inquiétudes vis-à-vis de la réaction américaine

Le Luxembourg fait déjà valoir que l’Union n’a pas intérêt à aller de l’avant et qu’elle doit s’aligner sur les travaux internationaux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Une manière de gagner (beaucoup) de temps et de préserver la compétitivité de sa place financière, poumon économique du Grand-Duché. L’Irlande qui, grâce à son taux d’imposition des sociétés à 12,5 %, a su attirer nombre de sièges européens de sociétés numériques, redoute qu’une telle taxe remette en cause ce modèle de développement.

Les Polonais ne seraient pas non plus enthousiastes, tout comme les Tchèques et les Hongrois (parce qu’ils ont adopté leur propre taxe numérique nationale)… Les Allemands, soutien pourtant indispensable de Paris, s’inquiètent tout particulièrement de la réaction américaine. Et pour cause : en leur qualité de premiers exportateurs européens, ils se trouveraient en première ligne en cas de guerre commerciale ouverte avec les Etats-Unis.

Le débat entre dirigeants prévu jeudi 22 mars au soir lors d’un conseil européen, à Bruxelles, s’annonce tendu. Emmanuel Macron, qui réclamait déjà une « taxe GAFA » dans son discours de la Sorbonne, en septembre 2017, entend-il s’en prévaloir pendant la campagne pour les élections européennes de 2019, alors que, pour l’instant, ses tentatives de relance du projet commun n’ont pas encore donné de résultats tangibles (hormis la révision de la directive sur le travail détaché, en passe d’être adoptée) ?

Pour convaincre l’Irlande, identifié comme le pays le plus réticent, la France serait en tout cas prête à mettre dans la balance son soutien, indispensable dans le cadre du Brexit. Elle n’a certainement pas l’intention que cette nouvelle idée d’impôt connaisse le même sort que la taxe sur les transactions financières, pas enterrée officiellement à Bruxelles, mais en état de coma avancé.