Depuis octobre 2015, Ubisoft vivait dans la menace d’un rachat par Vivendi. / LIONEL BONAVENTURE / AFP

Dix ans après avoir résisté à Electronic Arts, Ubisoft vient de s’assurer une nouvelle fois de son indépendance, après que Vivendi a revendu les 27,27 % d’actions qu’il possédait. Mettant fin à un feuilleton long de trente mois, durant lequel la famille Guillemot a longtemps semblé condamnée à perdre les rênes de leur entreprise.

Le raid de Vincent Bolloré débute en octobre 2015, par une prise de participation surprise de 6,6 % des actions d’Ubisoft et une entrée au capital Gameloft, société indépendante également créée par les frères Guillemot. C’est un coup de tonnerre.

Mais Yves Guillemot ne se laisse pas faire. En interne, mobilisation générale : dans un e-mail envoyé à ses collaborateurs, il affiche sa volonté de préserver l’indépendance du groupe et se dit « confiant et déterminé ». En externe, il égratine publiquement les méthodes du PDG de Vivendi : « Nous avons le sentiment d’avoir vécu une agression », relate-t-il aux Echos à la fin d’octobre 2015 :

« Prendre un pourcentage dans notre société sans discuter avec nous au préalable, ce sont des méthodes d’un autre temps. On n’entre pas dans une société en cassant la porte ! »

S’engage dès lors une guerre psychologique autant qu’un bras de fer financier entre Vivendi et Ubisoft.

Synergies contrariées

Sur le principe, des synergies peuvent exister entre les deux groupes. Le premier possède de nombreux canaux (DailyMotion, Canal+) et a besoin de contenus à forte notoriété pour se développer à l’international. La plupart des licences littéraires, BD ou cinématographiques étant déjà aux mains de Disney (Marvel, Star Wars) ou de Warner (DC Comics, Lego, Harry Potter), le groupe s’est tourné vers le jeu vidéo.

Ubisoft, de son côté, est inspiré par le modèle de Disney et transforme depuis quelques années ses marques de jeux vidéo en univers de divertissement. Après s’être attaqué à la BD et au roman, l’éditeur a créé, en 2011, un studio de production cinématographique, Ubisoft Pictures, et a annoncé l’ouverture à l’horizon 2020, d’un parc d’attraction en Malaisie.

Mais le courant ne passe pas. Vivendi, répète à plusieurs reprises Yves Guillemot, est un acteur de taille européenne, là où le jeu vidéo appelle par nature des partenaires internationaux. « Nous préférons travailler avec le top 5 du secteur plutôt qu’avec le numéro 10 », griffe le PDG d’Ubisoft dans une interview au Figaro.

Rachat de Gameloft contre « I BelYves »

Vincent Bolloré ne répond pas par presse interposée, mais continue de grappiller des parts. En mai 2016, il réussit son OPA sur Gameloft. Ce spécialiste du jeu vidéo mobile lui permet d’expérimenter plusieurs synergies, comme l’adaptation de sa franchise cinématographique Paddington.

Par ailleurs, elle a vocation à envoyer un message aux employés d’Ubisoft, en donnant l’image d’une entreprise épanouie depuis son changement de propriétaire, alors que les errements à Canal+ sont pointés du doigts par le clan Guillemot. Enfin, c’est une démonstration de force, d’autant que dans le même temps, Vivendi monte de 11 à désormais 17 % du capital, et exige un siège au conseil d’administration. L’indépendance d’Ubisoft semble alors condamnée.

Mais le groupe aux lapins crétins ne baisse pas les bras. Et déploie même une énergie spectaculaire à communiquer sur l’adhésion de ses équipes à la marque Ubisoft et à sa direction actuelle. Plusieurs pontes créatifs menacent publiquement de quitter le navire en cas de rachat par Vivendi. Lors des événements internationaux, les salariés du groupe s’affichent avec des tee-shirt « We are Ubisoft » ou « I BelYves ».

Le tournant de septembre 2016

L’assemblée générale des actionnaires d’Ubisoft, en septembre 2016, marque le tournant majeur du feuilleton. Alors que le rapport de force financier est à l’avantage de Vivendi, le conglomérat des médias temporise pour la première fois. Tout en promettant d’être présent au capital sur le long terme, le groupe de Vincent Bolloré ne demande pas le siège au conseil d’administration. Une victoire symbolique, pour la famille Guillemot.

La menace est pourtant toujours présente. Alors que l’éditeur breton fête ses 30 ans en novembre, Vivendi monte à nouveau au capital, pour se porter désormais à 24 % des actions. Mais dans le même temps, Ubisoft connaît le début d’une période de réussite commerciale exceptionnelle : après The Division et Far Cry Primal un an plus tôt, Ghost Recon: Wildlands et For Honor se hissent à la première place des ventes aux Etats-Unis. Interrogé par Le Monde, Yves Guillemot affiche sa sérénité :

« Nous sommes dans l’entertainment mais Ubisoft, c’est un projet industriel. Ce que nous faisons doit être pensé, analysé, sur le long terme. Même si quelqu’un entre au capital, on ne peut pas changer pour faire de la stratégie à court terme. »

L’entreprise, qui a entamé avec succès sa mue vers des modèles économiques fondés sur des revenus plus réguliers, grimpe en Bourse. Un rachat paraît de plus en plus onéreux.

En novembre 2017, Vivendi range une première fois l’épée au fourreau. Après avoir porté sa participation à 27,7 % du capital, le groupe s’engage à ne pas lancer d’OPA sur Ubisoft durant six mois. En coulisses, le temps des négociations débute. Finalement, trente mois après son entrée fracassante, Vincent Bolloré se retire, empochant au passage une plus-value de 1,2 milliard d’euros. Pour l’irréductible famille Guillemot, c’est une victoire.