LES CHOIX DE LA MATINALE

ROMAN. « Quelle n’est pas ma joie », de Jens Christian Grondahl

L’intime est la grande affaire du Danois Jens Christian Grondahl. L’amour, le couple, l’éloignement. Et finalement la solitude. Mais une solitude existentielle à la Kierkegaard, pure comme du cristal. Enveloppée dans une gaze ouatée qui l’esthétise et la rend presque désirable. Prenez Ellinor, l’héroïne de Quelle n’est pas ma joie. A 70 ans, elle vient de perdre Georg, son mari. Elle s’adresse à Anna, sa meilleure amie, qui fut la première femme de Georg. Le roman s’ouvre au moment précis où la tombe du défunt se referme. Ellinor doit désormais écrire une page nouvelle de son existence. Mais comment s’y prendre sans d’abord revisiter le passé ?

Le tour de force de Grondhal est de faire un roman sur tout avec presque rien. Des pensées décousues. Les ruminations d’une vieille dame. Tellement banales en apparence qu’elles paraîtraient des lieux communs chez n’importe qui d’autre. Mais nul ne transcende l’ordinaire comme ce grand écrivain. Sans effet de manches. Epure et dépouillement sont ses maîtres mots. Comme dans une toile de son compatriote Hammershoi (1864-1916), tout est simple mais profond, élégant, subtil. Florence Noiville

GALLIMARD

« Quelle n’est pas ma joie » (Tit er jeg glad), de Jens Christian Grondahl, traduit du danois par Alain Gnaedig, Gallimard, « Du monde entier », 160 p., 15 €.

PHILOSOPHIE. « La Loi naturelle et les droits de l’homme », de Pierre Manent

Sur quelle idée de l’homme reposent les droits de l’homme ? En tirant le fil des incertitudes conceptuelles de nos démocraties, le philosophe Pierre Manent, spécialiste des idées politiques, remonte à leur source, chez Machiavel, Hobbes et Rousseau, et débouche sur un conflit irrésolu entre deux conceptions de la nature.

Pour les modernes, il n’y a de naturel que l’individu, postulat qui entraîne « l’artifi­cialisation indéfinie » de tout le reste et, de là, une soumission des réalités sociales au « regard théorique », supposément capable de tout déconstruire et reconstruire. L’idée adverse veut que certaines réalités nous constituent hors de toute décision de notre part – telle notre recherche en toute chose de « l’agréable, l’utile et l’honnête ».

« Langage de la nature » en nous, elles permettent de repenser le lien entre liberté et « loi naturelle », à travers une recherche de ce qui peut guider notre action, non pour la contraindre mais pour lui permettre de s’exercer pleinement dans le monde qui est devant nous, autre que nous. Florent Georgesco

PUF

« La Loi naturelle et les droits de l’homme », de Pierre Manent, PUF, « Chaire Etienne Gilson », 140 p., 22 €.

HISTOIRE. « Juger les fous au Moyen Age », de Maud Ternon

C’est à partir de pratiques concrètes, celles de la justice civile, que l’historienne Maud Ternon cherche à comprendre comment une société considère qu’une personne relève de la folie, alors que les historiens du Moyen Age ont toujours privilégié la justice pénale.

Les tribunaux civils offrent une autre scène. On cherche à faire invalider un testament ou un contrat, ou à mettre sous tutelle un parent qui sème le trouble ou dilapide son patrimoine. La folie devient un outil juridique et sociologique d’arbitrage des conflits familiaux, dans un lent processus de judiciarisation de la vie des parentèles, où la puissance publique n’intervient qu’en dernier recours.

L’âge d’un nouveau partage entre folie et raison, lié à une gestion collective et institutionnelle de la folie, n’est pas arrivé. Mais, dans ce régime médiéval de la déraison, l’exercice, par leurs proches, de la violence et de la contrainte physique sur les fous est la condition de l’intégration sociale de la folie et de son acceptation au quotidien. Etienne Anheim

PUF

« Juger les fous au Moyen Age. Dans les tribunaux royaux en France, XIVe-XVe siècles », de Maud Ternon, PUF, « Le nœud gordien », 304 p., 25 €.

ROMAN. « Community », d’Estelle Nollet

Ils sont deux femmes et huit hommes (ornithologue, botaniste, médecin, zoologue, militaires…), partis passer un an en mission sur la base d’une île subantarctique, prêts à supporter pour ce laps de temps l’isolement, avec quelques coups de fil pour seuls contacts extérieurs. Mais la parabole permettant ces échanges se casse, puis le navire supposé venir les chercher n’apparaît pas… La nature sur l’île est riche, les risques de mourir de faim sont faibles pour ces néorobinsons. Pas ceux de devenir fous.

Dix personnages sur une île coupée du monde. On songe forcément aux Dix petits nègres, d’Agatha Christie (Le Masque, 1940), en lisant Community, d’Estelle Nollet, à la tension nonchalamment distillée. Mais ce qui fait avancer le récit, rapporté par la voix de Charles, le cuisinier, est moins de savoir qui va survivre que ce qui, en chacun, va survivre le plus longtemps, du corps ou de l’esprit, alors que les barrières morales se déplacent.

Tenant fort bien sa narration, dont les quatre parties vont accélérant, Estelle Nollet offre un récit « de genre » (le survivalisme) très libre dans sa manière de s’approprier ses canons et de poser les questions afférentes – sur la difficulté de vivre avec et sans autrui, sur le nécessaire et le superflu… Très douée, Estelle Nollet se paye même le luxe de glisser dans son roman à la grande efficacité le beau récit d’une vie de solitude au milieu des autres, celui de Charles, à la voix aussi faussement détachée qu’elle est touchante. Raphaëlle Leyris

ALBIN MICHEL

« Community », d’Estelle Nollet, Albin Michel, 270 p., 19 €.

POLAR. « Plus jamais seul », de Caryl Férey

Il nous avait manqué. Ouvrir Plus jamais seul, le troisième titre de Caryl Férey racontant les enquêtes et mésaventures de McCash, ex-policier borgne, c’est comme de retrouver un vieil ami un peu dingue, perdu de vue depuis longtemps.

Depuis 2007 et La Jambe gauche de Joe Strummer (Folio, « Policier »), sa précédente enquête, McCash a vieilli : toujours fauché et limite suicidaire, il a une fille préadolescente qu’il trimballe partout avec lui ; son œil manquant le fait souffrir, et il a peur de finir aveugle. Mais le pire est la mort de son meilleur ami, Marco, un avocat, navigateur à ses heures perdues. Son voilier a été littéralement écrasé par un cargo au large de Gibraltar. Marco n’était pas seul. Il naviguait avec sa belle-sœur, accessoirement ex-femme du borgne. Que faisaient-ils ensemble dans les eaux espagnoles ? L’ancien flic décide de se lancer dans une enquête qui le conduira jusqu’en Grèce, où les réseaux mafieux trafiquent les êtres humains.

Caryl Férey signe ici un roman jouissif, totalement différent de ses livres plus noirs comme Utu, Zulu ou Mapuche (Gallimard, 2004, 2008, 2012). Ici, c’est du hard-boiled, où l’antihéros est alcoolique, désabusé, nihiliste, et prend souvent des raclées. L’humour et l’autodérision affleurent à chaque page. Mais au-delà de cet aspect purement récréatif, Férey signe un livre très politique, évoquant les relations de l’Union européenne avec la Grèce comme les militants associatifs qui s’occupent d’accueillir les migrants dans l’hostilité généralisée. Un livre plus complexe et profond qu’il n’y paraît. Abel Mestre

GALLIMARD

« Plus jamais seul », de Caryl Férey, Gallimard, « Série noire », 320 p., 19 €.