Une statue représentant le rugby, en juillet 2007, gare Montparnasse, à Paris. / DOMINIQUE FAGET / AFP

Une bien étrange ambiance régnait sur le complexe des Fillettes, samedi 17 mars, porte de la Chapelle, à Paris. Sur le terrain d’honneur, les vingt-deux joueurs peinaient à aligner quelques passes, pris au piège de la tempête qui a recouvert la pelouse de neige en quelques minutes. Dans un coin de la petite tribune de béton, une quinzaine de supporters débitaient leurs chants d’une seule voix, fumigènes et bombes agricoles à l’appui. Un soutien baroque pour une rencontre d’un championnat interentreprise de second rang.

« Des ultras parisiens ont profité de notre match pour venir s’entraîner en attendant la prochaine sortie du PSG », désigne Michel Rousseaux, président des Cheminots Paris-Nord (CAP Nord). Vainqueurs de la partie dantesque face à l’équipe bis de Franprix AS, ses joueurs n’ont plus guère de « cheminot » que le nom. Trois agents de la SNCF seulement composaient le glorieux effectif. « Et encore, dans d’autres équipes du club il n’en reste pas un », tient bon de préciser le dirigeant.

Le CAP Nord compte parmi les deux cents clubs affiliés à l’Union sportive des cheminots de France (USCF), l’association chargée dès les années 1930 du sport d’entreprise des chemins de fer tricolores. Si l’organisation subit une baisse du nombre d’adhérents (70 000, dont un quart d’extérieurs, contre 100 000 dans les années 1980), elle propose toujours près de vingt-sept activités, du handball au ski, en passant par la pétanque et les échecs.

Sport et bataille syndicale

Parmi les derniers « vrais cheminots » de la section football du CAP Nord : Belghacem, « opérateur voie depuis trois ans, sur les chantiers, de nuit comme de jour ». Inscrit au club dès son arrivée dans l’entreprise publique, il décrit le terrain comme vecteur d’intégration :

« T’arrives, tu connais personne. Le fait d’être cheminot ça rapproche direct : on a des choses en commun. Tu sympathises plus facilement. Le club permet aussi de mieux comprendre l’entreprise, de découvrir d’autres postes que le sien. »

Si Mehdi, son capitaine, dépeint un « club familial où la SNCF est très présente, dans les têtes et les esprits » et des « joueurs, cheminots ou non, qui se sont tous approprié l’image de l’entreprise », d’autres habitués du complexe des Fillettes témoignent d’un zèle tout relatif pour la société dirigée par Guillaume Pepy. Plusieurs licenciés confieront ainsi apprendre le lien entre les couleurs qu’ils défendent chaque week-end et le rail.

Le reflet d’un désinvestissement progressif de la SNCF pour la chose sportive ? La prochaine réforme du ferroviaire, contre laquelle les syndicats ont appelé à une mobilisation, jeudi 22 mars, pourrait mettre à mal un sport d’entreprise déjà affecté par les transformations successives de la compagnie publique.

Retour dans les années 1980. Maître des « œuvres sociales », devenues un puissant levier politique, économique et de communication, la direction de la SNCF consent à en transférer la gérance aux comités d’entreprise (CE). Une concession arrachée de haute lutte par plusieurs organisations syndicales. A compter du 1er janvier 1986, la politique sportive du rail français sera donc principalement l’affaire de trente et un CE, répartis sur l’ensemble du territoire et dotés d’une fraction de la masse salariale (1,721 %) pour financer les activités sociales du groupe.

« Délitement d’une culture d’après-guerre »

Agent à la retraite, Michel Rousseaux regrette le « désengagement progressif de la SNCF pour le sport cheminot » depuis 1986 et les arbitrages politiques qui présideraient désormais au financement des clubs : « Les dotations aux associations dépendent largement de la couleur syndicale des CE dont elles relèvent. Les uns considèrent encore le sport comme un moyen de rassembler les agents et de favoriser un esprit de corps ; les autres n’y voient qu’un surplus accessoire. »

Témoins impuissants, comme nombre d’associations, de la désertion des bénévoles et de subventions aléatoires, les clubs cheminots pâtissent parfois d’un CE troquant le sport corporatiste contre une affectation plus individualiste du budget dédié aux œuvres sociales.

Ardent défenseur d’un sport d’entreprise « pour tous, pas élitiste, offrant l’éventail le plus large d’activités », Christophe Parel, président de l’USCF, pourfend l’application dans certaines régions d’une « simple redistribution individuelle de subventions » :

« Certains syndicats préfèrent les chéques-sport ou le paiement d’une partie de la licence dans un club extérieur [sans lien avec la SNCF]. Cette pratique renforce les inégalités. On revient au système d’avant 1986, quand n’accédait au sport qu’une certaine catégorie de cheminots. Et pas la plus basse. »

Dans le viseur du patron de la plus importante association sportive du rail : l’Union nationale des syndicats autonomes (UNSA). Deuxième syndicat derrière la CGT lors des dernières élections professionnelles, l’organisation est tout de même aux commandes de plusieurs CE, où elle assume une vision « plus adaptée aux évolutions de la société ». « A la carte » et « élitiste » requalifient certains.

Reconnaissant une « menace sur le sport d’entreprise » et le « délitement d’une culture qui datait d’après-guerre », Roland Cotillard, vice-trésorier UNSA du comité central d’entreprise de la SNCF, défend le choix de son syndicat, au risque d’affaiblir des clubs cheminots déjà en sursis : « L’évolution démographique et géographique du groupe fait que la population n’est plus rassemblée autour des sites ferroviaires, où ont émergé la plupart des clubs corporatistes. On veut que l’USCF survive, mais on doit aussi aider ceux qui préfèrent adhérer dans des associations extérieures. »

« L’esprit de corps a disparu »

Désertées par un nombre croissant d’agents et soumises à régime sec, les associations sportives cheminotes survivent grâce à l’adhésion de personnes extérieures et au dévouement de bénévoles retraités, dont la première licence coïncide souvent avec l’arrivée dans l’entreprise publique.

Préposé au drapeau de touche lors du match apocalyptique entre le CAP Nord et Franprix, Michel Rousseaux alerte :

« Dans peu de temps, les clubs vont tomber par manque d’encadrement, d’argent et de bénévoles. Fut un temps où les équipes étaient entièrement composées d’agents. C’est fini. L’esprit de corps et d’équipe a presque disparu maintenant. »

L’épée de Damoclès qui flotte au-dessus de près de deux cents structures s’explique-t-elle par la seule vision « individualiste » de quelques CE ? Ou n’est-elle que la conséquence logique d’une entreprise n’ayant jamais développé de réelle politique sportive ?

« La SNCF a aidé historiquement le sport via l’USCF, mais pas plus qu’elle n’a soutenu d’autres associations cheminotes, dédiées au jardinage, aux arts ou à la musique », relativise Georges Ribeill. L’historien et sociologue, spécialiste du ferroviaire, ne discerne pas de véritable « identité d’entreprise par le sport », « sauf jadis dans les cités cheminotes du Nord, après la Grande Guerre, où l’on pratiquait l’hébertisme [philosophie de vie développée par Georges Hébert, comprenant une méthode d’éducation physique] : des plateaux sportifs avec stade et piscine étaient créés pour mettre en œuvre les huit commandements de la doctrine — marcher, courir, sauter, grimper, lever, lancer, se défendre, nager. »

Un siècle après le pari sportif de la disparue Compagnie du Nord, la réforme du ferroviaire, à peine dévoilée, fait redouter une énième banderille aux bénévoles. « Le risque est d’avoir toujours moins de cheminots, moins de masse salariale et donc moins de subventions, résume Christophe Parel. C’est aussi simple que malheureux. »