Peut-on prétendre au leadership continental, abriter le siège de la Commission économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) et réclamer urbi et orbi, « au nom de l’Afrique », un siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies lorsqu’on n’hésite pas à précariser tout projet novateur d’intégration régionale ou continentale ?

En refusant de se rendre à Kigali, mercredi 21 mars, alors que nombre de ses pairs africains ont fait le déplacement, et en déclinant l’offre de parapher l’accord sur la Zone de libre-échange continentale (ZLEC), le chef de l’Etat nigérian, Muhammadu Buhari, se sera illustré comme un piètre grand frère. Ce faisant, il aura manqué un rendez-vous avec l’histoire. Le sommet de Kigali vient de sceller la naissance officielle d’un marché commun de plus de 1,2 milliard d’habitants, en gestation depuis 2012. Quarante-quatre Etats africains ont signé le ZLEC, dont l’entrée en vigueur reste subordonnée à sa ratification par au moins 22 Parlements des Etats membres de l’Union africaine (UA). La postérité retiendra que la signature du « grand » Nigeria manquait, hélas, au bas du document.

L’aîné doit montrer la voie

« L’aîné est le dépotoir de la famille », dit un adage africain. A ce titre, il n’opère pas de tri. Gardien de la cohésion familiale, il est censé faire preuve de patience, de mesure, de sagesse. Sa porte est grande ouverte à la fratrie. L’aîné fait du coaching et ses propres fautes passent pour des erreurs. Il prend des initiatives, impulse le rythme. D’une disponibilité à toute épreuve, il répond à sa manière, bien souvent avec ses propres ressources pécuniaires et son entregent, au délitement social.

L’aîné bat le rappel des troupes, il montre la voie. Dans le cercle familial, il lui manque quelques cheveux blancs pour incarner le père ou le tonton. Mais à la différence de ces derniers, il est très accessible. Qu’il réponde à l’appellation de kòrò (Mali), fofo (Bénin, Togo) ou azizi (Maroc), l’aîné, c’est la béquille de la famille nucléaire, une véritable sécurité sociale. Rapporté aux Etats, c’est celui qui dépanne le voisin fauché, un médiateur prisé, le visionnaire qui fonce bille en tête, surtout lorsqu’il s’agit de propulser son pays, la région ou tout un continent vers les cimes.

Sa place est d’autant plus déterminante lorsqu’il est, à l’image du Nigeria, riche, puissant et craint. Rien de durable, en effet, ne peut se faire aujourd’hui en Afrique de l’Ouest sans l’onction du Nigeria. Et tout partirait en quenouille si ce pays venait subitement à faire bande à part. Même traversé par des crises schismatiques, il reste une figure de proue de la communauté ouest-africaine et la clé de voûte de l’architecture régionale.

Cavalier seul

En faisant le pari de la chaise vide, le président Buhari a décidé de remettre en cause le fruit d’un long travail collectif, quitte à s’asseoir sur l’une des dernières utopies africaines : un marché unique, une population arc-en-ciel et, à terme, un seul pays-continent, lequel irait d’Alger au Cap et de Dakar à Djibouti. S’enorgueillir d’être l’une des principales économies et le premier marché du continent, avec quelque 200 millions d’habitants, confère des responsabilités… que le « géant d’Afrique » et son ténébreux président ne semblent visiblement pas prêts à assumer, sous le fallacieux prétexte de se donner le temps de la réflexion et de poursuivre des consultations, sur le plan interne, avec les milieux d’affaires.

En choisissant de faire cavalier seul, le Nigeria fragilise par ailleurs l’UA et, surtout, la Cédéao, dont la force d’attraction, on l’a vu avec les récentes demandes d’adhésion du Maroc et de la Tunisie, va bien au-delà de la frange occidentale du continent. Privée du poids politique, économique, démographique et diplomatique du Nigeria, l’Afrique occidentale court le risque de se voir reléguée aux seconds rôles au sein de l’UA face à une Afrique boréale et une Afrique orientale qui émergent plus unies et plus solides du conclave de Kigali.