L’empoisonnement au gaz neurotoxique de l’ex-espion russe Sergueï Skripal et de sa fille, dimanche 4 mars, a déclenché, lundi 26 mars, l’application de nouvelles sanctions contre la Russie : une vingtaine de pays occidentaux, dont les Etats-Unis, le ­Canada, la France, l’Allemagne, la Hongrie et l’Ukraine, ont annoncé lundi 26 mars de façon simultanée et concertée l’expulsion d’au moins 144 diplomates russes.

Marie Mendras, politologue au CNRS et au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de Sciences Po, souligne dans un entretien au Monde le caractère « totalement inédit » de cette action coordonnée au niveau international.

Quel est le profil des diplomates expulsés ?

Les diplomates expulsés sont pour la très grande majorité d’entre eux, si ce n’est pour tous, des agents des services de renseignement extérieur russe avec une couverture diplomatique.

Ces expulsions sont-elles une première dans l’histoire des relations internationales ?

Les expulsions de diplomates font partie des incidents diplomatiques entre Etats depuis très longtemps.

Ce qui est totalement inédit cette semaine, c’est la décision concertée de plus de vingt pays occidentaux de montrer leur solidarité vis-à-vis de l’Etat britannique, en conduisant une politique de rétorsion contre les actions de l’Etat russe en Grande-Bretagne, par l’expulsion d’un certain nombre de « diplomates ».

Quel signal ces expulsions envoient-elles à Moscou ?

Par ces expulsions, les gouvernements occidentaux signalent à Moscou qu’ils considèrent les actes de l’Etat russe comme des actes qui mettent en danger la sécurité de leurs populations. Ces sanctions ne visent donc pas à affaiblir la Russie, mais à arrêter Vladimir Poutine et freiner ses politiques perçues comme dangereuses, parce qu’elles entretiennent un climat de conflictualité et font monter le risque d’affrontement.

A noter que cette décision fait un consensus très large au sein des Etats occidentaux : parmi eux, on trouve les Etats-Unis, le Canada, de nombreux Etats européens, dont la Hongrie de Viktor Orban, la Roumanie, l’Albanie et l’Ukraine. Cette solidarité permet à l’Ukraine de revendiquer son appartenance à la famille des pays occidentaux.

Vous évoquez l’Ukraine. La décision d’expulser les diplomates s’inscrit-elle dans une réflexion diplomatique de plus long terme, entamée par les Occidentaux à la suite de l’annexion de la Crimée et de l’intervention russe dans le Donbass en 2014 ?

Tout à fait. La réaction des gouvernements occidentaux ne peut s’expliquer que dans un contexte de tensions graves depuis l’annexion de la Crimée et l’intervention russe dans l’est de l’Ukraine il y a quatre ans. S’il n’y avait pas eu ce précédent, l’empoisonnement de Sergueï Skripal et de sa fille par un gaz neurotoxique de fabrication soviétique aurait suscité un grand émoi, mais probablement pas une riposte collective.

Au printemps 2014, les pays occidentaux devaient absolument réagir aux actes d’agressions contre un Etat souverain, l’Ukraine, et, en même temps, ne voulaient pas être entrainés dans une escalade militaire. D’où le choix d’appliquer des sanctions ciblées contre des personnalités et des secteurs d’activité russes.

C’est un peu la même logique qui préside aujourd’hui à la décision concertée d’expulsion d’agents russes : exprimer la solidarité des pays occidentaux et faire passer un message au Kremlin, sans aller dans le sens d’une confrontation militaire.

Hormis l’annexion de la Crimée et l’intervention russe dans le Donbass, y a-t-il eu d’autres éléments qui ont conduit les Etats occidentaux à réagir si vivement à l’empoisonnement de M. Skripal ?

En premier lieu, la détermination des Occidentaux a été renforcée par des dénégations peu convaincantes. Moscou a par exemple prétendu que le gaz Novitchok [utilisé contre Sergueï Skripal] venait de République tchèque.

Autre raison qui explique cette riposte ferme : le plébiscite mal acquis de Poutine le 18 mars dernier. Les Occidentaux se sont sentis obligés de reconnaître la victoire de Poutine une nouvelle fois, sans être convaincus de l’honnêteté du scrutin.

Enfin, la propagande et les fake news participent à cette exaspération occidentale. Les services de renseignement russes n’ont eu aucun scrupule à lancer des campagnes de dénigrement contre nos sociétés, partis politiques, femmes et hommes politiques, Emmanuel Macron notamment. Nos gouvernements disent clairement : « Stop, nous ferons front commun pour défendre nos sociétés, nos institutions démocratiques et notre sécurité. » Une forme de dissuasion par la force du nombre, contre un seul rival.

Les Etats-Unis sont-ils à l’origine de ces sanctions ?

Cette fois-ci, l’initiative des mesures de rétorsion vient d’Europe et en particulier de Grande-Bretagne, puisque c’est là que le double empoisonnement a eu lieu ; les Etats-Unis ont suivi.

Comment interpréter la décision américaine – apparemment contradictoire – de renvoyer 60 diplomates russes une semaine après que Donald Trump a félicité Vladimir Poutine pour sa réélection ?

Une contradiction de plus parmi beaucoup d’autres ! Trump a été l’un des rares dirigeants occidentaux à féliciter chaleureusement Vladimir Poutine pour sa réélection, sans même mentionner l’affaire Skripal. Quelques jours après, il est bien obligé de suivre le mouvement, et d’accepter les conseils du département d’Etat et du Pentagone qui sont sur une ligne très claire : avec Moscou, il faut être ferme, et ne pas se mettre en position de faiblesse.

Depuis sa prise de fonctions en janvier 2017, le président des Etats-Unis n’a même pas pu nouer de relation avec Vladimir Poutine. Il s’est trouvé vite bloqué parce que toute relation avec Moscou était vue comme toxique du fait de l’enquête sur l’ingérence russe dans l’élection américaine. Trump et ses proches se trouvent tous sous la pression de l’enquête menée par le procureur Mueller sur leurs liens cachés avec des intérêts russes pendant la campagne présidentielle.