En 2017, la première image de « Far Cry 5 » avait été qualifiée d’hostile aux chrétiens par l’extrême-droite américaine. / Ubisoft

Un malentendu est si vite arrivé. Lorsque Far Cry 5 a été annoncé au printemps 2017, sa communication provocatrice a provoqué l’ire de l’alt-right, cette extrême droite américaine très présente sur les réseaux sociaux. Et pour cause : non seulement cette franchise de jeux vidéo de tir habituée aux décors exotiques se déroule pour la première fois aux Etats-Unis, en l’occurence dans le Montana, mais elle prend pour ennemi un groupe présenté comme blanc et chrétien.

Mardi 23 mars, le jeu sort enfin dans le commerce, et bien loin des intentions qui lui ont été prêtées, il n’y est guère question de l’Amérique de Trump. « Ce n’était pas notre but de faire quelque chose de politique », insiste Dan Hay, responsable de la franchise, rencontré par Le Monde lors du Salon de l’E3 en juin 2017.

« On raconte un jeu qui se déroule dans un Etat, et au sein d’un Etat, d’un comté. C’est l’histoire de civils qui sont pris en otage par une secte. Ce que vous évoquez, ce n’est pas le sujet du jeu », confirme Jean-Sébastien Décant, concepteur-narrateur. Dan Hay insiste :

« Nous n’avons pas de message à faire passer. Le jeu parle de fin du monde, du sentiment que la fin du monde est imminente ; cela parle de la relation du joueur au gourou et à sa famille ; et du plaisir de faire joujou avec tout l’univers agricole que l’on peut trouver dans le Montana. En revanche, vous rencontrerez des gens dans le jeu qui ont des idées politiques, mais comme vous pourriez en rencontrer dans un bar. »

Climat de guerre froide

Le jeu met en scène une secte millénariste armée, dont l’emprise s’étend sur tout un comté, imaginaire, Hope County. L’héroïne ou le héros – au choix – doit mener la résistance, épaulé, entre autres, par Joseph, un pasteur. Dans Far Cry 5, pas de guerre des religions, mais un soulèvement contre une horde de fanatiques décérébrés et bien souvent, drogués. L’aventure se déroule à la fin du XXe siècle, et insiste davantage sur la rencontre explosive entre le flower power des années 1970 et les angoisses géopolitiques d’une génération, celle de Dan Hay, né en 1972.

« Quand j’étais enfant, je me rappelle du climat de guerre froide, ce sentiment que la Russie allait appuyer sur le bouton de la bombe atomique à n’importe quel moment. Je regardais Terminator, je regardais War Games, la télévision et les films me foutaient la pétoche. C’était une période où votre vie se passait absolument normalement, mais votre cœur était toujours sous pression. »

Ce sentiment d’insécurité a disparu avec l’effondrement du bloc soviétique en 1991. « Tout le monde s’est dit : ouf, c’est fini, nous avons échappé à l’apocalypse. Le climat général a changé », témoigne Dan Hay.

Cela a duré plus de quinze ans, jusqu’à la crise des subprimes, raconte le directeur créatif. « C’était le même sentiment qu’enfant. J’écoutais les gens parler, ils se demandaient ce que faisait le gouvernement, pourquoi ils n’avaient pas été protégés, il y avait un sentiment d’insécurité très fort. C’est la seconde fois que je le ressentais. »

« Un sentiment d’insécurité très fort »

Dan Hay, qui cherche depuis la sortie de Far Cry 3, en 2012, un thème permettant d’aborder les Etats-Unis dans la franchise, décide de s’inspirer de ce souvenir d’enfance. « J’ai alors imaginé la secte dans le Montana, et que le Père (le gourou de la secte) nourrissait le même sentiment que moi. Sauf que lui se serait dit : écoutez, l’apocalypse, ça va arriver, alors on va se préparer, et je vais vous sauver, que vous le vouliez ou non. »

Le choix de cet état trumpien n’a pas grand chose à voir avec la politique, mais plus avec l’envie d’explorer les marges intérieures des Etats-Unis, autant que de récrer un espace qui puisse transmettre un sentiment d’hostilité. « Au Montana, un sentiment de rebellion qui se transmet de génération en génération, beaucoup de “do it yourself”, du troc..., énumère Jean-Sébastien Décant. Ce sont des éléments qui nous ont donné envie de placer le jeu dans un far-west moderne. Certains cultes des années 1980-1990 ont fréquenté des miliciens du Montana. Cela avait du sens. »

« Pas de boule de cristal »

L’idée d’appuyer au début de la phase de promotion sur le parallèle possible entre l’univers du jeu et l’Amérique trumpienne est née des équipes marketing d’Ubisoft Europe, et n’a pas forcément fait l’unanimité en interne. Ubisoft Montréal et Ubisoft Toronto, les deux studios en charge du développement, étaient toutefois conscients que le choix des Etats-Unis était audacieux. « Quand on raconte une histoire qui se passe aux USA, qu’on essaie de l’ancrer dans un espace qui est réel au départ, c’est sûr que cela va créer la polémique. Mais on ne s’attendait pas à une telle réaction », assure Jean-Sébastien Décant.

Lorsque le développement débute, en 2014, rien ne permet d’imaginer que les Etats-Unis s’apprêtent à porter au pouvoir deux ans plus tard Donald Trump, hérault d’une fierté blanche blessée. « Nous avons construit cet espèce de royaume, mais nous n’avons pas de boule de cristal, nous n’avions aucune idée de ce qui allait se passer politiquement. On avait juste le sentiment que quelque chose pouvait se produire, relate Dan Hay. Mais nous ne savions pas quoi. »