LES CHOIX DE LA MATINALE

Inutile de traîner dehors, il y fait toujours froid et humide. Plutôt que de rejouer Un jour sans fin en espérant que la marmotte change d’avis, précipitez-vous dans les salles obscures, cette semaine est un bon cru.

ISABELLE HUPPERT, TORCHE HUMAINE EN ZONE PRIORITAIRE : « Madame Hyde », de Serge Bozon

MADAME HYDE Bande Annonce (2018) Isabelle Huppert, Romain Duris, José Garcia
Durée : 01:51

Voilà un film social (banlieue, fracture, école, transmission du savoir…) requalifié par le conte de fées. Mme Géquil (Isabelle Huppert) est une professeure de physique close en ses principes mais pusillanime, et donc constamment torturée par sa classe. L’action prend place entre école, pavillon et HLM. Une image de la banlieue française, entre dysfonctionnement avéré, frontières sociologiques et beautés insoupçonnées d’une utopie urbanistique qui a tourné court. Ici, la plus grande douceur (nuancier pastel) voisine avec la plus grande dureté (angles à vif). A la tête de la fronde railleuse, Malik (Adda Senani), adolescent handicapé qui compense sa prostration par une tchatche insolente et étincelante.

La relation entre le cancre et la professeure prendra la tangente à la suite d’un coup de foudre qui transforme Mme Géquil en super-héroïne de l’éducation. Le film, tel le buisson ardent, se met alors à brûler sans se consumer. Goût du fantastique, humour diagonal, maniérisme allégorique, cruauté farcesque : il se confirme que Serge Bozon, en ses chemins singuliers et détournés, touche toujours juste sur des questions qui importent à tous. Jacques Mandelbaum

Film français de Serge Bozon. Avec Isabelle Huppert, Romain Duris, José Garcia, Adda Senani (1 h 35).

SPIELBERG DANS LE VORTEX DE LA POP CULTURE : « Ready Player One », de Steven Spielberg

READY PLAYER ONE - Official Trailer 1 [HD]
Durée : 02:26

Renouant avec les plaisirs du film d’aventures à très grand spectacle, déployant une inventivité atomique, totalement jubilatoire, Steven Spielberg s’apprête non seulement à sidérer les gamins du monde entier, mais à réveiller chez les adultes les enfants qu’ils ont jadis été. Inspiré d’un roman à succès d’Ernest Cline, le film se déroule en 2045 entre les bidonvilles saturés d’échafaudages de la ville dépotoir qu’est devenue Columbus (Ohio) et les décors bariolés, perpétuellement mutants, du paradis virtuel de L’Oasis.

Imaginé vingt ans plus tôt par le bien nommé James Halliday, ce monde qui se développe au gré de l’imagination des joueurs dans un univers qui a intégré toute la mémoire de la pop culture est devenu l’ultime refuge pour les habitants d’une planète surpeuplée, sururbanisée, surexploitée, où l’air est irrespirable. Il devient en même temps l’enjeu d’une lutte à mort entre une multinationale et un groupe de jeunes joueurs emmené par le jeune Wade Watts, tantôt entre les personnes réelles, tantôt entre leurs avatars. De la réalité de Columbus au rêve de L’Oasis, l’action circule en effet sans donner la moindre sensation de rupture, exprimant un état de la post-humanité où le virtuel a profondément contaminé le réel. Isabelle Regnier

Film américain de Steven Spielberg. Avec Tye Sheridan, Olivia Cooke, Ben Mendelsohn, Lena Waithe (2 h 20).

CHRONIQUE D’UN AMOUR SUR LA LIGNE DE FRONT : « Frost », de Sharunas Bartas

Frost - Bande annonce - ARTE Cinéma
Durée : 02:24

Le Lituanien Sharunas Bartas est l’auteur de films hiératiques et désespérés, émotionnellement intenses, plastiquement renversants. Ils désignent cet enfant du « dégel », né à Vilnius en 1964, comme le dernier dépositaire de la grande tradition du cinéma soviétique – et plus directement comme le fils spirituel d’Andreï Tarkovski. Son nouveau film est un road-movie sur fond de guerre du Donbass qui vous saisit dès la première image pour ne plus vous lâcher. On y suit Andreï et Inga, qui vivent à Vilnius en partageant ce qui ressemble à une forme très contemporaine de précarité, qui s’engagent un beau jour pour transporter un chargement d’aide humanitaire jusqu’en Ukraine, où la guerre civile fait rage entre nationalistes et séparatistes prorusses.

Rivé à ce trajet, le film avance comme un bateau ivre, tendu entre l’attrait morbide d’Andreï pour le front, pour cette guerre absurde, aveugle, dont il veut sentir le frisson, et la pulsation chaude, intense, galvanisante du sentiment amoureux à vif qui le lie à Inga. La foi dans l’humain, dans l’amour, dont il témoigne, n’a jamais été si vive chez le cinéaste lituanien. En magnifiant ainsi ces amants romantiques, lointains cousins des héros tragiques de Badlands, de Terrence Malick, ou de Panique à Needle Park, de Jerry Schatzberg, Sharunas Bartas signe un des plus beaux films de sa carrière. I. R.

Film lituanien, français, ukrainien et polonais de Sharunas Bartas. Avec Andrzej Chyra, Lyja Maknaviciute, Vanessa Paradis (2 h 12).

UN WESTERN DU CÔTÉ DE LA RÉSERVE INDIENNE : « The Rider », de Chloé Zhao

THE RIDER Bande Annonce (2018)
Durée : 01:53

Grand espoir du circuit des rodéos, Brady Blackburn a été jeté à bas par sa monture, qui lui a fracassé le crâne. Cet accident, dont les circonstances ont été empruntées à la biographie de Brady Jandreau mais dont les séquelles ont été, dans la réalité, moins lourdes, interdit en théorie à Blackburn de remonter à cheval, de vivre des deux métiers qui sont les siens, cavalier de rodéo et dresseur de chevaux. En une succession de séquences qui semblent toutes arrachées à la vie quotidienne de la réserve indienne où vit le jeune homme, Chloé Zhao, la réalisatrice, construit le récit de la tempête qui fait rage sous ce crâne fracturé.

Comme son premier long-métrage, Les Chansons que mes frères m’ont apprises (2015), The Rider a été tourné sur une réserve sioux du Dakota du Sud. On y retrouve les mêmes espaces sublimes et désolés des Badlands, le même tissu social fragile qui entrecroise la mémoire du destin des premières nations et la précarité, économique et sanitaire. On y retrouvera une bonne part de ce qui a fait, depuis un siècle, la grandeur du western – l’ampleur des chevauchées, la lutte pour l’espace, l’affrontement entre les cultures et les modes de vie –, modelé par un souci constant de faire sa place au réel. La tentative n’est pas inédite, mais Chloé Zhao la mène à bien comme peu de cinéastes ont su le faire. Thomas Sotinel

Film américain de Chloé Zhao. Avec Brady Jandreau, Tim Jandreau, Lilly Jandreau, Lane Scott (1 h 44).