LES CHOIX DE LA MATINALE

Cette semaine, plongez dans l’entre-deux-guerres en Roumanie, observez les oiseaux avec Jean Rolin, découvrez les origines du cannibalisme et faites la connaissance de Fanny Zaessinger, muse oubliée de la Belle Epoque.

ROMAN. « Eugenia », de Lionel Duroy

L’écrivain roumain Mihail Sebastian (1907-1945) est mort à 38 ans, laissant derrière lui un Journal tenu entre 1935 et 1944. De nombreux extraits en jalonnent Eugenia, dont Sebastian est un protagoniste, l’amant de l’héroïne et narratrice. Un personnage fictif, elle.

On découvre cette Eugenia au lendemain de la mort du romancier et dramaturge, remontant le cours de leur histoire. Leur rencontre a lieu en 1935. Eugenia est alors une étudiante de 18 ans à Jassy (Iasi), dans le nord-est du pays, biberonnée depuis l’enfance à l’antisémitisme d’évidence de sa famille – son frère est membre de la Garde de fer, le violent mouvement d’extrême droite roumain.

Quand celle-ci vient faire le coup de poing durant une conférence de Sebastian, auteur juif, à l’université d’Eugenia, elle prend conscience du sort des juifs dans son pays. Bientôt, des lois antisémites sont promulguées, le pouvoir danse un pas de deux pervers avec la Garde de fer, puis le régime d’Antonescu s’allie à Hitler… A tout cela, Eugenia assiste au côté de Sebastian et comme journaliste. En mai 1941, en reportage à Jassy, proche du front, elle est témoin d’un pogrom qui fait plus de 13 000 morts. Bientôt, elle entre dans la Résistance.

Comment se débrouille-t-on avec son histoire, dans l’Histoire ? C’est la question qui hante toute l’œuvre de Lionel Duroy, placée sous le signe de l’autofiction. Il est assez impressionnant de voir l’écrivain s’y colleter au fil d’un épais roman qui parvient à délivrer tant d’informations sur le contexte historique de l’époque sans oublier en chemin l’épaisseur de ses personnages ni la justesse de la voix, légèrement patinée, de sa narratrice. Eugenia est un texte très ambitieux, souvent terrible, auscultant la montée de la haine et son déchaînement. Raphaëlle Leyris

JULLIARD

« Eugenia », de Lionel Duroy, Julliard, 504 p., 21 €.

ROMAN. « Le Traquet kurde », de Jean Rolin

Le livre s’ouvre parmi les collections d’ornithologie du British Museum. On y trouve des tiroirs remplis d’oiseaux morts avec, attachées à leurs pattes, des étiquettes indiquant leur espèce, provenance, sexe… Nous sommes prévenus d’emblée, Le Traquet kurde sera une histoire d’ornithologie, mais aussi de classement et de dénomination (il y sera question des frontières, des accords qui les fixent), et de trajectoire (que faisait du côté du puy de Dôme, en mai 2015, un traquet kurde, passereau frayant d’ordinaire en Asie mineure ?). Ainsi que de mensonges.

Pour quelles raisons un admirateur de piafs peut-il être amené à déguiser la vérité ? On le découvrira notamment avec le personnage de Richard Meinertzhagen (1878-1967), ornithologue, colonel et espion, menteur, voleur, probable assassin, qui permet à l’écrivain de revenir sur l’histoire de l’impérialisme britannique – entre autres.

Mais il ne perd jamais de vue le petit traquet qu’il traque ; et, après la campagne anglaise, nous voici dans le Kurdistan irakien. Si la trajectoire du livre peut surprendre, comme celle de l’oiseau, Jean Rolin tient son cap, brassant avec son intelligence et son humour flegmatique habituels, zoologie, histoire, actualité et géographie. R. L. 

P.O.L

« Le Traquet kurde », de Jean Rolin, P.O.L, 176 p., 15 €.

ESSAI. « Du goût de l’autre », de Mondher Kilani

Le cannibalisme est-il une réalité ? Qui dévore les premiers chapitres du nouvel essai de l’anthropologue Mondher Kilani ne peut échapper à la question. Le mot a été inventé pendant la colonisation, où il était fort utile de rendre sauvages les Indiens. De même, certains peuples ont usé de leur réputation d’anthropophages pour tenir les étrangers en respect.

Pourtant, la pratique cannibale est indubitablement attestée. Mondher Kilani le prouve, et montre qu’elle répond à des principes. Ainsi, ingérer un ennemi reviendrait à l’inclure en le considérant comme une partie de soi. Quant au cannibalisme au sein de sa propre communauté, il est organisé en fonction des règles de parenté. Chez les Guayaki du Paraguay, par exemple, le cou du défunt revient à l’épouse, le bras au beau-frère, le pénis à la femme enceinte… Cette pratique serait « d’abord une façon de penser les relations sociales », écrit Mondher Kilani. Nulle population ne considère, pour le dire crûment, ses congénères comme de simples aliments. Anne Both

SEUIL

« Du goût de l’autre. Fragments d’un discours cannibale », de Mondher Kilani, Seuil, « La couleur des idées », 384 p., 25 €.

BIOGRAPHIE. « Fanny. Histoire de Fanny Zaessinger, qui disparut », de Sylvain-Christian David

Née, sans doute, en 1877, probablement arrivée à Paris en 1894, Fanny Zaessinger – voilà une certitude – est vite devenue l’une des muses les plus en vue de la Belle Epoque. Sylvain-Christian David, fasciné depuis des décennies par cette figure oubliée, rassemble dans sa belle enquête biographique toutes les traces de son existence.

Modèle, comédienne, elle rencontrera aussi bien Colette, André Gide, Pierre Louÿs ou Paul Valéry qu’Alfred Jarry, qui souvent l’évoqueront dans leurs œuvres. Sa beauté et sa liberté en font un météore fin de siècle, une apparition étincelante, vite évanouie.

Car, un jour de 1898, Fanny disparaît, laissant pour toujours ses amis sans nouvelles. Jusqu’à la parution de ce livre, où l’auteur révèle la suite de l’histoire. Ou comment une jeune femme qui a incarné la grâce joyeuse d’une époque se transforme, après avoir épousé un riche Allemand, en notable du IIIe Reich – autre vie, autre Fanny, bien loin de la grâce qu’elle a brièvement incarnée. Florent Georgesco

« Fanny. Histoire de Fanny Zaessinger, qui disparut », de Sylvain-Christian David, Le Sandre, 336 p., 22 €.

EDITIONS DU SANDRE