Pour la première fois depuis 1968, chacune des 30 équipes de la ligue américaine de base-ball (MLB) jouera lors de la première journée, jeudi 29 mars. A New York, Detroit, Cincinnati ou Seattle, le rituel d’avant-match sera le même : hymne américain avec joueurs et spectateurs debout, hommage et applaudissements pour l’armée avec, pour les plus proches d’une base militaire, un bruyant survol du stade par des avions de chasse. Sur le podium des sports majeurs américains, le base-ball n’est pas celui qui génère le plus de revenus (c’est le football américain) ou s’exporte le mieux (c’est le basket-ball). Mais c’est celui qui se considère comme plus qu’un simple sport, une partie intégrante de la société, et se surnomme « le passe-temps préféré des Américains ».

Sur aucun des terrains, on ne verra, en revanche, ce qui est devenu une habitude dans ceux des deux autres sports américains majeurs : des gestes ou des messages à caractère politique. Pas de joueur agenouillé ou de poing levé pendant l’hymne comme dans le football américain, pas d’action condamnant les violences policières ou d’interview post-match hostile à Donald Trump, comme dans certaines équipes de basket-ball.

En 2018, de nombreux athlètes américains ont fait de leur sport une tribune, allant parfois à l’encontre des volontés de la ligue et des propriétaires. Si certains médias soutiennent cet activisme, d’autres leur préconisent de « se taire et continuer à dribbler », et le président lui-même s’en sert comme d’un marqueur politique clivant, en criant au « manque de respect à [notre] drapeau ». La politique s’immisce dans chaque interstice de la société américaine, y compris les sports, mais elle semble s’arrêter aux portes des terrains et des vestiaires de base-ball.

« Je ne veux pas froisser mes coéquipiers… »

Bruce Maxwell, à droite, et l’équipe des A’s d’Oakland. / Thearon W. Henderson / AFP

Jusqu’ici, un seul joueur de base-ball s’était agenouillé pendant l’hymne, comme a commencé à le faire en août 2016 l’ex-joueur de football, Colin Kaepernick, pour protester contre les violences policières. Le 20 septembre, le catcher des A’s d’Oakland, Bruce Maxwell a mis un genou à terre, selon lui, « pour ceux qui n’ont pas de voix ».

« Ma main sur le cœur symbolisait le fait que je suis et resterai toujours un citoyen américain. Mais c’est mon genou à terre qui a retenu l’attention. (…) Cela dépasse la communauté noire ou la communauté hispanique. Aujourd’hui, il y a une certaine indifférence et un fossé racial entre chaque type de personnes. C’est défendu dans les plus hautes sphères du pouvoir de ce pays, et cela équivaut à dire que c’est OK de traiter les gens différemment. »

Maxwell, 26 ans, est né dans une base militaire allemande d’un père noir et d’une mère blanche, a grandi dans l’Alabama et décrit comme quelqu’un d’« extrêmement patriotique ». Pour son geste, il a reçu le soutien de coéquipiers, de son club et un communiqué très neutre de la MLB qui dit « respecter chacun de nos joueurs en tant qu’individu avec son propre parcours et opinions ». Mais personne n’a suivi son exemple. « Il fallait quelqu’un de vraiment spécial, avec un parcours unique, pour se lancer », a dit Chris Archer, un pitcher afro-américain des Rays de Tampa Bay.

Il a lui-même hésité à suivre cette voie, mais a décidé de ne rien faire après en avoir parlé à ses coéquipiers. « Vu les retours que j’ai eus, ce ne serait pas la meilleure chose à faire pour moi actuellement. Je ne veux offenser personne », a-t-il avoué à USA Today. Puis il a eu une phrase en apparence innocente qui dit pourtant beaucoup sur la non-politisation de son sport :

« Je ne veux pas froisser mes coéquipiers avec mes opinions personnelles, qui n’ont rien à voir avec le base-ball. »

« Le base-ball est un sport d’homme blanc »

Adam Jones des Orioles de Baltimore. / Patrick McDermott / AFP

En tant que joueurs de base-ball afro-américains, Bruce Maxwell et Chris Archer se sentent à juste titre sentis concernés par la mobilisation conduite par le mouvement Black Lives Matter, Colin Kaepernick et d’autres. Mais contrairement aux athlètes de la NFL ou de la NBA, ils ont moins de marge de manœuvre et de poids pour agir dans le cadre de leur sport.

Selon une étude de l’université de Floride, les joueurs de base-ball afro-américains ne représentaient que 7,7 % des professionnels au début de la saison 2017, derrière les joueurs blancs (57,5 %) et les latino-américains (31,9 %). En NFL et en NBA, les joueurs afro-américains comptent respectivement pour près de 70 % et 75 % des effectifs.

« Les spécificités des protestations politiques dans le sport américain sont la question raciale, celle de la violence policière et d’un racisme systémique contre les minorités afro-américaines, dit Peter Marquis, maître de conférences à l’université de Rouen, historien des Etats-Unis et auteur d’une thèse sur le base-ball. La mobilisation de masse autour de ces thèmes ne peut exister dans le base-ball, en grande partie parce que la situation démographique est différente»

Ce rapport de force est brutalement décrit par Adam Jones, joueur afro-américain des Baltimore Orioles. Lorsqu’on l’a interrogé sur l’inertie politique de son sport, il a répondu :

« Dans le football américain, vous ne pouvez pas les virer. Vous avez besoin de ces joueurs. Dans le base-ball, ils n’ont pas besoin de nous. Le base-ball est un sport d’homme blanc. »

Un sport « conservateur et imbriqué dans les mœurs américaines »

Donald Trump et les vainqueurs des World Series 2017, les Astros de Houston, à la Maison Blanche. / MANDEL NGAN / AFP

Cela n’empêche pas certains joueurs de base-ball, peu importent leurs origines, d’être politisés, dit Peter Marquis. « La différence est qu’ils n’utilisent pas leur sport comme une tribune », rappelle-t-il. Historiquement, « le base-ball est un sport conservateur, profondément imbriqué dans la société et les mœurs américaines. Il est construit sur le mythe selon lequel sport et politique seraient deux sphères séparées », dit l’historien.

Même quand il n’est pas en uniforme, le joueur de base-ball est ramené à cette idée qu’il doit être politiquement neutre. Dexter Fowler, dont la femme est d’origine iranienne, a eu le malheur de dire sur compte Instagram que le décret anti-immigration de Donald Trump était « regrettable ». Sous le post, des centaines de réponses négatives, souvent des insultes, exigeant qu’il cesse de parler politique et se contente d’être un joueur des Cardinals de St. Louis.

Parmi l’important contingent latino-américain, certains auraient pu aussi se sentir visés par les mesures et les mots du président américain, comme sa description de certaines nations comme des « pays de merde » ou de Mexicains comme « des violeurs ». Un des rares à avoir publiquement réagi a été David « Big Papi » Ortiz, une légende des Boston Red Sox dont la récente retraite a un peu libéré la parole.

Le silence relatif des autres athlètes latino s’explique, selon le magazine spécialisé Remezcla, non pas par l’indifférence, mais « parce qu’ils préfèrent se concentrer sur la situation politique dans leur pays d’origine plutôt que celle Etats-Unis ».

Pour certains, comme le journaliste politique et grand fan du sport Chuck Todd, les spécificités du base-ball l’obligent justement à prendre ses responsabilités dans un pays de plus en plus divisé politiquement. « Le base-ball a l’occasion de guérir ce pays, grâce à la diversité raciale, ethnique et politique dans ses vestiaires. Aucun autre sport n’a cela », écrit-il, se demandant si les joueurs, entraîneurs et propriétaires veulent être cette force unificatrice ou s’ils préfèrent rester « la distraction des Etats-Unis ». La question commencera à se poser de nouveau dès les premiers pitchs de jeudi soir.