Julia Kristeva à l’Elysée, en 2004. / PATRICK KOVARIK / AFP

Intellectuelle mondialement reconnue, Julia Kristeva a toutes les casquettes : linguiste, psychanalyste, critique littéraire, militante féministe, romancière… et désormais celle, plus embarrassante, de « l’agent Sabina ». A en croire plusieurs documents officiels bulgares, ce pseudonyme lui aurait été attribué en 1971, au moment de son recrutement comme « agent » et « collaborateur secret » par la Darjavna Sigournost, la sécurité d’Etat du régime communiste, et plus précisément par son Premier Département, chargé du renseignement à l’étranger.

Rendues publiques mardi 27 mars, ces informations ont soulevé une tempête tant en Bulgarie que dans les milieux intellectuels dans le reste du monde. Elles ont entraîné un vigoureux démenti de la part de Mme Kristeva. Selon ses explications à L’Obs, jeudi, cette allégation n’est « pas seulement grotesque et fausse », mais « diffamatoire ». « Quelqu’un veut me nuire », assurait-elle, expliquant son inscription dans les registres de la sécurité d’Etat par le fait qu’elle a « dû faire l’objet de surveillance » de la part de ces services.

Si cette accusation paraît aujourd’hui, c’est que la philosophe, épouse du romancier Philippe Sollers, a récemment voulu travailler avec une revue bulgare, Literaturen Vestnik, tombant sous le coup d’un règlement de la Commission pour l’affiliation des citoyens bulgares aux services de sécurité de l’Etat, qui doit vérifier puis rendre public le passé de tout journaliste né avant 1976. De telles procédures existent aussi notamment pour les fonctionnaires ou les élus.

Aragon et la Tchécoslovaquie

Mme Kristeva était arrivée en France en 1966, cinq ans avant ce recrutement supposé, bénéficiant d’une bourse d’études du gouvernement français. Un tel départ en Occident était difficilement imaginable sans l’approbation des très zélés et très compétents services bulgares, qui contrôlaient étroitement les émigrés, en particulier quand ils avaient de la famille restée au pays.

La même Commission bulgare a publié, vendredi 30 mars, une version bien plus fournie du dossier de l’agent Sabina, même s’il ne semble pas complet : 77 pages de documents, en grande partie anodins ou seulement révélateurs de la fièvre bureaucratique des services bulgares, mais parmi lesquels figurent bel et bien des rapports attribués à la source « Sabina », parfois explicitement désignée par ses officiers traitants comme « Julia Kristeva, née en 1941 dans la ville de Sliven ».

A en croire ces documents, une partie des communications de la jeune intellectuelle à destination de Sofia relèvent de la simple observation des milieux culturels et de la gauche française du début des années 1970. Elle y évoque Louis Aragon, les positions défendues par son journal, les Lettres françaises, ou la réaction de la gauche française à l’intervention soviétique de 1968 en Tchécoslovaquie. L’une des missions qui lui est explicitement donnée par son officier traitant, le premier lieutenant Ivan Bojikov, est de « distinguer les centres idéologiques qui conduisent en France un travail de sape contre la Bulgarie et le camp socialiste ».

« Passé de souffrance »

Parmi ces considérations générales, quelques indications plus précises apparaissent parfois. Le 19 février 1970, l’un des rapports établis par Sofia, supposément sur la base des informations de « Sabina », évoque Roland Leroy, l’un des dirigeants du Parti communiste français, d’abord critique de l’intervention en Tchécoslovaquie, qui « a corrigé sa position officielle » à la suite des prises de position du Parti, mais qui « continue dans des cercles amicaux à condamner ces actions ».

Autre sujet semblant intéresser particulièrement Sofia : la politique arabe de la France. L’agent « Lioubomir », rédigeant son rapport sur la foi des informations transmises par « Sabina » en décembre 1970, écrit : « Un certain nombre d’instituts de propagande français sont entre les mains d’organisations sionistes, ce qui explique le fait qu’ils soutiennent souvent des positions pro-israéliennes. (…) Cela devrait expliquer les échecs des actions d’aide et de propagande pro-arabes et pro-palestiniennes. »

Vendredi matin, Julia Kristeva n’a pas souhaité réagir. Son avocat, Jean-Marc Fedida, a indiqué au Monde que sa cliente « confirme n’avoir jamais appartenu à un service quelconque, ni jamais été l’auteure d’un rapport de quelque nature que ce soit. En 1971, elle participait au lancement du mouvement Tel Quel, qui était en rupture avec la ligne officielle du Parti communiste. Tout cela la ramène à un passé de souffrance qu’elle a décrit dans ses livres. Elle s’indigne que son action et son œuvre puissent être mises en cause sur la base de documents qui, qui à les supposer authentiques, traduisent des méthodes caricaturales des polices totalitaires. »