Extrait de « La Rue Cases-Nègres », de Michel Bagoe et Stéphanie Destin. / Présence africaine

Chronique. Tout commence en 1926 sur l’île de la Martinique, possession de la France depuis 1635. L’histoire se joue dans un petit espace : une rue, un bourg et les propriétés agricoles qui les environnent. Comparé au vaste monde, c’est à peine plus grand qu’un confetti. De cet endroit minuscule, le romancier Joseph Zobel (1915-2006) va pourtant faire surgir le grand spectacle de la vie à travers les ouvriers de la canne à sucre parmi lesquels il a grandi. Bien que quatre-vingts ans aient passé depuis l’abolition de l’esclavage, la vie de ces travailleurs n’est toujours que misère, dureté et conditions de vie effroyables.

De tout cela, Zobel va faire le récit, donnant visages et voix à un peuple dont il restaure la dignité et la fierté. Pour parvenir à une telle recréation, il imagine un duo idéal : l’enfant – José, son double – qui ne sait encore rien du monde et la grand-mère qui en sait tant qu’elle préfère en adoucir les contours. Sous le stylo magique du romancier, les mots disent le réel tout en contribuant à le transcender, et c’est ainsi que s’édifie l’un des témoignages les plus forts et sensibles d’une époque où l’on a peu de représentations des Noirs antillais dans la fiction.

Les éditions Albin Michel refusent le manuscrit en raison de ses tournures inspirées du créole. Alioune Diop, lui, ne s’y trompe pas et édite La Rue Cases-Nègres dans sa toute jeune maison, Présence africaine. On est en 1950. Le roman fait date en France, mais aussi bientôt sur le continent africain, où Zobel part s’installer en 1957, au Sénégal. Outre des fonctions d’enseignant administrateur, il anime une émission culturelle, « L’université radiophonique », très écoutée dans les pays de l’Afrique occidentale française.

« Un pan important de l’histoire mondiale »

La Rue Cases-Nègres débute alors une carrière éditoriale de « long-seller ». L’histoire part à la conquête du grand public lorsqu’elle est portée à l’écran par la cinéaste Euzhan Palcy, en 1983. Le film remportera de nombreux prix. Mais, bien avant cela, Joseph Zobel compte parmi ses élèves de Ziguinchor un jeune garçon antillais, Michel Bagoe, fils d’un professeur du même lycée. Les deux familles se fréquentent et s’apprécient, les enfants nouent des liens, tant et si bien que l’histoire ne s’arrêtera pas avec le décès du romancier, en 2006.

Michel Bagoe, devenu musicien et auteur, commence en juillet 2015 l’adaptation en bande dessinée de La Rue Cases-Nègres. Il s’adjoint le talent de Stéphanie
Destin, jeune illustratrice et graphiste, dont le travail mêle dessin réaliste et
peinture numérique aux tons vifs. Ils travailleront deux ans à réédifier l’histoire. « Ayant connu Joseph Zobel, je me sentais une certaine légitimité à scénariser son roman, explique Michel Bagoe. D’autant qu’il n’a pas seulement raconté sa vie, mais véritablement notre histoire, qui est un pan important de l’histoire mondiale. »

Publiée début 2018 par Présence africaine, La Rue Cases-Nègres en bande dessinée est une nouvelle déclinaison d’une œuvre devenue un classique « et qui mérite d’être portée à la connaissance des publics de tous les âges et en particulier des jeunes, qu’ils soient des Antilles, d’Afrique ou d’ailleurs », conclut le scénariste, pour qui « cette BD représente à la fois un hommage et un acte d’engagement ». Symbole du lien littéraire qui unit les Antilles et l’Afrique, cet album raconte aussi, à sa manière, l’histoire d’une belle et cohérente continuité éditoriale.

La Rue Cases-Nègres, de Michel Bagoe et Stéphanie Destin, d’après l’œuvre de Joseph Zobel, éd. Présence africaine, 18 euros.

Présence africaine