Rabah Slimani, durant le match contre les Anglais, lors du Tournoi des six nations, le 10 mars au Stade de France. / Christophe Ena / AP

Diagnostic de supporteurs, ornant les tribunes du stade Marcel-Michelin : « Notre cœur bat en jaune et bleu. » Celui de Rabah Slimani aussi : depuis cette saison, le joueur défend les couleurs de Clermont, ville de rugby où « tout le monde veut vous parler, tout le monde veut une photo de vous ».

S’il n’y avait que les supporteurs ! Ces temps-ci, et c’est plus embêtant, le joueur retient aussi l’attention des arbitres. Son poste l’y prédispose : pilier droit, maillot n° 3, 1,78 m pour 115 kg. Sur lui, tout le poids de la mêlée et de ces kilos de muscles antagonistes, la tête en étau entre celles du talonneur et du pilier gauche d’en face.

Dimanche 1er avril, Clermont joue sa saison en quarts de finale de Coupe d’Europe face au Racing, après avoir déjà perdu son titre de champion de France. L’ancien Parisien à la barbe de patriarche sera sous surveillance. A 28 ans – « j’ai presque l’impression d’être vieux » –, il a acquis un statut de cadre du XV de France et une réputation, aussi. Son test-match contre la Nouvelle-Zélande, en novembre 2017 ? Des coups de sifflet à répétition contre lui et un carton jaune dès la première période. Il y a trois semaines contre l’Angleterre, au Tournoi des six nations ? Trois nouvelles pénalités concédées.

« Mêlée placée sous surveillance »

« Frustrant », souffle le puni, qui en perd son sourire. « Quand je vois des articles de pseudo-pros de la mêlée, un coup on me reproche ma liaison [sa façon d’aller au contact d’un adversaire], un coup on me reproche soi-disant de faire tomber les mecs par terre… Donc les autres ont le droit de faire ce qu’ils veulent, mais à moi, on dit : attention. » Le risque, d’après lui : « Si je me laisse faire, je vais me faire ouvrir en deux en mêlée ! »

Le Clermontois refuse de passer pour « un tricheur ». Il souffre aujourd’hui, selon lui, d’« un lobbying » instruit par les équipes adverses. Exemple récent : « En général, quand la première mêlée d’un match tombe, les arbitres la font refaire. » Pas celle contre l’Angleterre, l’arbitre sud-africain Jaco Peyper ayant d’emblée sifflé une pénalité.

Meilleur sifflet français, Romain Poite connaît bien le joueur pour le croiser en championnat : « Au niveau international, on avait constaté qu’il avait un petit mouvement d’épaules pour laisser glisser son adversaire et l’amener au sol. » Il reconnaît pourtant des décisions parfois trop sévères : « Si les mêlées tombent, en tant qu’arbitre, on est obligé de se positionner. Parfois, malheureusement, le subconscient travaille. Pas forcément en faveur de joueurs souvent présents dans des problématiques de mêlées. »

Didier Bès, entraîneur des avants à Clermont, souligne l’importance de s’adapter à l’arbitrage international de Coupe d’Europe, « où un comportement illicite, une posture négative engage normalement une faute ». Davantage qu’en France.

Au Pays de Galles, Rabah Slimani a commencé le dernier match du Tournoi des six nations sur le banc. Malgré toutes ses références, malgré tout son potentiel. « Si ça continue comme ça, on me dira : “Ecoute, tu fais trop de fautes, on ne te prend plus”… » Un sort déjà réservé à Thomas Domingo, pilier (gauche) de l’équipe de France jusqu’en 2014.

Eclairage de Yannick Bru, ancien entraîneur des avants du XV de France (2012-2017) : « Ça fait très longtemps que la mêlée française, à tort ou à raison, a été placée sous surveillance. Rabah cristallise une divergence de point de vue, de perception. » En France, assure l’ancien adjoint, la mêlée se vit encore comme « une phase d’affrontements où l’on peut mettre de la fierté, donner du plaisir à nos supporteurs ». Ailleurs, et en particulier dans l’hémisphère Sud, elle se conçoit maintenant comme un simple lancement de jeu censé « produire des ballons rapides ».

« Ça pique »

Le rugby change. Le poste de pilier droit avec, observe Rabah Slimani, encore en short entre deux séances d’entraînement : « Avant, sur les plans de jeu, on laissait un peu le n° 3 sur le côté. Maintenant, le pilier droit devient un joueur à part entière, on nous demande de courir autant que les autres, de faire du boulot autant que les autres. En plus des mêlées, en plus des touches. » Conclusion : « Ça pique. »

Un poste de plus en plus exigeant. L’un des mieux rémunérés, aussi, dans une équipe de rugby. « Tout ce qui est rare est cher », synthétise l’agent sportif Miguel Fernandez, directeur associé du groupe Essentially. Selon le bihedbomadaire Midi olympique, Clermont a offert un salaire de 600 000 euros annuels brut au Francilien pour l’inciter à quitter le Stade français et sa région natale. « Les chiffres ne sont pas exacts », assure le rugbyman, qui suggère un montant inférieur.

Le pilier droit a joué ailleurs dans sa vie. Pilier gauche, par exemple, pour ses débuts professionnels. Plus baroque encore : « Enfant, à Sarcelles, j’ai aussi joué 10 [demi d’ouverture], j’ai joué 8 [troisième-ligne], j’ai joué centre. Parfois je butais, parfois aussi je lançais en touche. » C’était avant de découvrir l’art raffiné de la mêlée, et son code de conduite impitoyable.