Tribune. Environ 63 000 dossiers ont été déposés auprès de l’Instance vérité et dignité (IVD), l’institution chargée de la justice transitionnelle en Tunisie, à propos de violations présumées perpétrées dans le pays entre juin 1955 et décembre 2013. Certains, dont l’instruction est terminée, ont même commencé à être transférés à la justice et le rapport final de l’IVD est en cours de rédaction.

Mais alors que le processus de justice transitionnelle entre dans sa dernière ligne droite, 68 députés de l’Assemblée des représentants du peuple, instigateurs d’une véritable mascarade juridique, prétendent empêcher l’IVD de prolonger son mandat initial de quatre ans jusqu’au 31 décembre 2018 – soit de sept mois supplémentaires –, comme l’y autorise la loi.

63 000 dossiers. C’est-à-dire 63 000 personnes directement concernées. En réalité le double ou même bien plus, car il s’agit souvent de familles. On peut estimer que 150 000 à 200 000 personnes considèrent le processus de justice transitionnelle comme essentiel pour elles.

Ces personnes sont directement touchées. Elles sont des conjointes et des conjoints, des filles et des fils, des mères et des pères. Leurs proches sont tout autant touchés. Toutes ces personnes ne sont pas des personnages de roman ou de film. Il s’agit de vraies personnes, tuées, torturées, violées, piétinées, spoliées, écrasées, exilées, dépossédées… De vraies personnes, nos concitoyens, qui ont le droit à la vérité et à la justice après plus de sept années écoulées depuis la chute de l’ancien régime.

Un système non transparent d’amnistie

En Tunisie, nous ne vivons pas (encore) en démocratie. La démocratie suppose un véritable Etat de droit et des institutions faisant l’objet de contrôles adéquats, permettant une confiance retrouvée. Nous sommes en train de construire notre démocratie et cela passe nécessairement par la révélation de la vérité sur les abus et les exactions du passé, par la justice pour les victimes et par la mise en œuvre des réformes nécessaires, garde-fous contre le retour de la dictature.

Mais certains de ceux qui sont censés être des acteurs majeurs d’une démocratie en construction apparaissent aujourd’hui comme ses premiers fossoyeurs. Se considérant au-dessus de la Constitution et de la loi, ils font fi des victimes, de leurs attentes, de leurs besoins en matière de vérité et de justice.

L’IVD a commis des fautes. Personne au sein de la société civile ne le conteste. Nous avons critiqué l’IVD lorsque cela était nécessaire. Mais une grande partie des erreurs de l’IVD est la conséquence des fautes des pouvoirs législatif et exécutif. Le pouvoir législatif n’a par exemple pas remplacé les membres démissionnaires de l’IVD, rendant son travail très difficile, et le pouvoir exécutif a bloqué l’accès à un nombre important d’archives, empêchant certaines investigations.

La loi sur la justice transitionnelle est loin d’être parfaite. Nous avons demandé à plusieurs reprises son amendement en vue d’une plus grande transparence. Mais le pouvoir législatif a préféré adopter une loi dite de « réconciliation administrative », qui met en place un système non transparent d’amnistie pour les fonctionnaires ayant participé aux crimes et délits financiers sans en tirer un enrichissement personnel.

Une véritable guerre d’usure

Des améliorations du processus de justice transitionnelle auraient pu être entreprises si les victimes avaient vraiment été au centre des préoccupations. Mais ces dernières années, tout a été fait pour que le processus s’enraye. Ce fut une véritable guerre d’usure. Ce furent des attaques systématiques et régulières pour décrédibiliser l’IVD et son travail. Les ennemis de la justice transitionnelle n’ont pas réussi à mettre fin au processus, mais ils sont parvenus à le discréditer, du moins aux yeux d’une partie de l’opinion publique.

Et ils se basent aujourd’hui sur ce prétendu manque de crédibilité pour demander l’arrêt du processus, alors que l’IVD n’aurait besoin, selon ses représentants, que de sept mois supplémentaires, ni plus ni moins, pour terminer le travail commencé, notamment transférer les dossiers instruits à la justice et finaliser son rapport. Cela sans budget additionnel.

Pourquoi ces sept mois sont-ils devenus un enjeu si important pour certains députés ? Pourquoi ce refus alors qu’eux-mêmes n’ont pas été capables de mettre en place une Cour constitutionnelle dans les délais prescrits par la Constitution ? Depuis les élections, ils n’ont pas non plus réformé le Code pénal hérité de l’ancien régime, qui contient des dispositions peu conformes à un vrai Etat de droit et notamment des peines d’emprisonnement pour les homosexuels. Ils ont maintenu la compétence de la justice militaire pour juger les affaires concernant les civiles victimes des forces de police. Ne parlons même pas de la réforme inexistante du secteur de la sécurité.

S’agissant de ceux parmi ces députés qui prétendent se soucier du processus de justice transitionnelle, pourquoi ne donnent-ils pas à l’IVD une chance de démontrer qu’elle peut terminer ses missions ? Quant à ceux qui la honnissent, ils verraient leur position confirmée dans l’hypothèse où l’IVD échouerait dans sa mission. Elle en serait seule responsable et seule comptable devant les victimes.

Mémoire nationale confisquée

Alors pourquoi ces sept malheureux mois sont-ils devenus un enjeu majeur ?

La réalité est que les ennemis de la justice transitionnelle ont probablement peur que l’IVD réussisse. Ils ne sont absolument pas sûrs de son échec. Ils craignent que son travail vienne déranger leur campagne électorale, qui débutera en 2019, c’est-à-dire au moment où le rapport de l’IVD est censé être publié.

Les ennemis de la justice transitionnelle souhaitent la destruction définitive du processus et renvoyer aux calendes grecques un débat salutaire sur une mémoire nationale jusque-là confisquée. Il ne leur manquera plus que de répandre le sel, comme Rome l’a fait à Carthage, pour que la démocratie, l’Etat de droit, la justice ne refleurissent jamais.

Tant d’énergie dépensée, tant d’attentes, tant d’aspirations… et face à cela ? Indifférence et mépris.

Certains disent que c’est l’occasion de démarrer un nouveau processus de justice transitionnelle, sur de meilleures bases, avec les bonnes personnes – entendre sans Sihem Ben Sedrine, la présidente actuelle de l’IVD.

Cette démarche serait conforme au droit si elle était validée par une majorité absolue des députés. Pour certains, une telle démarche est légitime ; pour d’autres, elle signe une dernière oraison funèbre pour la justice transitionnelle. Quelle conséquence en effet sur les dossiers des victimes ? Les pouvoirs législatif et exécutif vont-ils, comme par magie, se mettre à collaborer avec une nouvelle instance ? Il est permis d’en douter.

Farah Hached est juriste et membre de la société civile tunisienne, co-auteure de Révolution tunisienne et Défis sécuritaires (Le Labo’Démocratique, IRMC et MedAli Editions, Tunis, 2014).