La chanteuse Kak Channthy était la voix et l’âme de The Cambodian Space Project, formé en 2009. / Jean-François Perigois

L’annonce de sa disparition, la semaine dernière, a créé une onde de choc. Alors qu’elle sortait d’une soirée sur un roof top de la capitale, son tuk-tuk a été percuté par un SUV lancé à vive allure. Morte sur le coup, Kak Channthy, 38 ans, laisse un fils de 13 ans qu’elle élevait seule. Les accidents de la route sont un fléau au Cambodge, où il est encore possible de monnayer son permis de conduire, mais l’émoi est toujours plus fort lorsqu’il s’agit de personnes à la fois connues et accessibles, comme l’était celle qu’on surnommait Srey Thy. « Pas de mots », « Injustice », « Partie trop vite », les hommages de ses fans se sont répandus comme une pluie de mousson sur les réseaux sociaux.

Channthy était la voix et l’âme de The Cambodian Space Project, un groupe mixte formé en 2009 à Phnom Penh, qui s’inspirait du rock khmer des années 1960-1970. A l’époque, le roi-artiste Norodom Sihanouk avait favorisé l’émergence d’une scène musicale influencée par le rock psychédélique des GI américains au Vietnam. Mais, en 1975, l’arrivée au pouvoir des Khmers rouges sonna le glas de cet âge d’or. Des stars comme le crooneur Sinn Sisamouth et les divas Ros Serey Sothea et Pan Ron, considérées comme des symboles de l’impérialisme décadent honni par les hommes en noir, furent exécutées dans les killing fields, aux côtés de 1,7 million d’autres victimes.

« Srey Thy était un modèle de talent et de force pour toute une génération d’artistes et de femmes. » Lisha, rappeuse

à l’image de Pan Ron, la plus sulfureuse, dont elle avait repris le tube Khnom min sok chet te (« Je suis insatisfaite »), Channthy enflammait la scène dans des twists du diable, moulée dans ses robes sexy et claquant des talons, défiant ainsi les règles du Chbab Srey, le code de conduite féminin traditionnel. Mais, derrière ses paillettes et son sourire, Channthy masquait une réalité plus âpre. Originaire d’un village de Prey Veng, dans le sud-est du pays, l’aînée d’une fratrie de trois enfants avait grandi dans une famille pauvre comme il y en a tant dans les campagnes. Contrainte d’arrêter l’école en primaire pour aider son père aux champs, elle avait pratiqué tous les petits jobs du bas de l’échelle sociale ; ouvrière dans une plantation d’hévéas, dans une usine textile et sur un chantier de construction. Comme nombre de filles, une fois montée à la capitale, elle avait atterri dans l’industrie du karaoké, qui offre bières, chansons et sexe tarifé.

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Durée : 04:07

C’est là qu’elle avait fait la connaissance de Julien Poulsen, un guitariste australien qui avait vu en elle une « Amy Winehouse d’Asie du Sud-Est » et lui avait proposé de fonder un goupe. A travers leurs reprises et leurs clips à l’esthétique déjantée, The Cambodian Space Project a remis au goût du jour les joyaux de la musique khmère, aussi bien auprès de la jeunesse cambodgienne qu’à l’étranger. Channthy a aussi écrit ses propres chansons, telles que Whisky Cambodia, une mélopée sur sa rencontre avec ce barang (« blanc »), ou encore Have Visa No Have Rice, où elle s’amusait de son incapacité à apprécier la cuisine française lors d’une tournée à Paris. Le couple s’était marié avant de divorcer quatre ans plus tard, sans cesser de collaborer. Une aventure racontée dans le documentaire Not Easy Rock’n’Roll, du réalisateur allemand Marc Eberle, en 2015.

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En attendant sa crémation, Channthy a été enterrée dans son village natal avec une bouteille de vin rouge qu’elle affectionnait, à l’ombre d’un palmier, à côté de ses parents décédés il y a quelques années. « Srey Thy était un modèle de talent et de force pour toute une génération d’artistes et de femmes », a déclaré son amie la rappeuse Lisha, samedi soir, lors d’une soirée hommage destinée à lever des fonds pour l’éducation de son fils.

Eléonore Sok-Halkovich