Il faut d’abord dire l’émotion qu’il y a à voir reparaître Le Pont du Nord (1981), sans doute le plus beau film du regretté Jacques Rivette (1928-2016) et grand absent du marché de l’édition DVD, avant que ­Potemkine ne vienne enfin ­compenser cet inexplicable manque. Déambulation libre et ­anxieuse dans les interstices d’un Paris en mutation, captant un moment de bascule entre deux époques, Le Pont du Nord est précisément un film de renaissance. Il marque, tout du moins, le retour inespéré de Rivette après une inquiétante série noire (deux films non distribués, un tournage abandonné, une mystérieuse disparition) ayant soldé une décennie d’expérimentations à tous crins et, surtout, laissé inachevé son ambitieux projet tétralogique des « Scènes de la vie parallèles » (dont les trois volets existants, Duelle, Noroît et Merry-go-round, sont exhumés sur les écrans ­depuis le 14 mars).

Un contenu de cette page n'est pas adapté au format mobile, vous pouvez le consulter sur le site web

Le Pont du Nord apparaît aujourd’hui, sans doute, comme le dernier film resté invariablement fidèle à un certain esprit ou idéal de la Nouvelle Vague, à ­savoir celui d’un cinéma « descendu » dans la rue, rendu disponible aux hasards et à l’aventure qui, dit-on, guettent à chacun de ses coins. Mieux encore : la rue donne sa forme, à la fois réelle et secrète, à ce film intégralement tourné en extérieurs, avec une équipe et du matériel légers. Reste inscrit au fronton de sa légende d’avoir également rassemblé en un duo merveilleux Bulle et Pascale Ogier, mère et fille à la ville, comédiennes uniques et prodigieuses, la première dans son ­registre lunaire d’absence à elle-même, la seconde (comète du ­cinéma français du début 1980, morte à 25 ans en 1984) pour son invention d’un jeu « hors-sol » et quasi extraterrestre.

Terrain glissant

Bulle, c’est Marie Lafée, débarquant à dos de camion place Denfert-Rochereau, fraîchement sortie de prison et flanquée depuis d’une claustrophobie tenace – si le film reste dehors, c’est évidemment parce que le personnage ne tient pas entre quatre murs. Elle traîne derrière elle des histoires de groupuscules armés, de ­clandestinité et d’attentats, en somme toute la dérive d’une ­certaine gauche vers le terrorisme. Marie veut retrouver Julien (Pierre Clémenti), son amant et ancien partenaire, toujours mêlé à d’obscurs complots et de louches affaires d’argent. Mais par trois fois, elle tombe sur une drôle d’hurluberlue nommée Baptiste (Pascale Ogier), bardée d’un attirail futuriste (perfecto et écouteurs géants) et lancée à mobylette dans une croisade donquichottesque contre les « monstres » de la capitale – les lions sculptés qui ornent place et bâtiments, mais aussi les yeux scrutateurs des affiches ­publicitaires. Les deux s’allient, vagabondent, baguenaudent et dessinent, côte à côte, comme une sorte de relais historique et générationnel : les années 1970 se brisant contre le récif émergeant des années 1980.

Ce basculement se retrouve aussi dans l’état transitoire d’un Paris strié de grues et de grands travaux, creusé de terrains ­vagues et d’étranges perspectives, comme en train de changer de peau. Rivette situe toujours précisément les silhouettes de ses personnages dans les différents ­espaces, ouverts ou confinés, de la ville, mais recompose entre les quartiers une géographie fan­tasque, opérant ainsi un alliage saisissant entre l’enregistrement ­documentaire et l’affabulation ludique. La marche des héroïnes ­impulse son rythme fluctuant au récit, mais trace surtout un iti­néraire de passages dérobés, de voies de traverse et d’escaliers transversaux, dans une capitale escarpée (beaucoup de montées et de descentes) dont on arpente le versant secret, dans les plis de laquelle on se glisse (dormir sur les bancs ou dans les voitures laissées ouvertes).

Quadrillé comme les ­cases d’un jeu de l’oie, Paris se dévoile alors sous un jour fantomatique et fantasmatique

Poème de la ville réinventée, dans la lignée lointaine des escapades de Louis Feuillade (Les Vampires, Fantômas), Le Pont du Nord superpose bientôt la carte au territoire : Marie et Baptiste, en découvrant un mystérieux plan, quadrillent la ville selon les ­cases d’un jeu de l’oie. Paris se dévoile alors sous un jour fantomatique et fantasmatique, comme la survivance de formes en sursis ou d’imaginaires révolus – les entrepôts du port de Bercy, les abattoirs en lambeaux de La Villette, un « phare » perdu au milieu d’un chantier de construction –, qui donnent à la ville des allures d’apocalypse.

Les héroïnes sautent ainsi à cloche-pied dans les cases les plus dangereuses du jeu (le labyrinthe, le puits, l’auberge, etc.), car la ville apparaît également comme un terrain glissant où grouillent les trafics opaques, les bandes rivales et les hommes de main (dont Jean-François ­Stévenin). Le Pont du Nord caresse ainsi un ima­ginaire paranoïaque de surveillance, où le réseau ­urbain n’est pas seulement une ­ligne de fuite, mais aussi une forme d’omniscience autoritaire qui enserre de plus en plus les existences vagabondes et marginales.

Strié de scènes éblouissantes (dont une mémorable virée dans le métro aérien), Le Pont du Nord se traverse comme un formidable traité de résistance et de défi : à la mélancolie de Marie (donc des ­années 1970), Baptiste (l’avenir hirsute) oppose sa quête solitaire et chevaleresque, celle d’affronter les dragons métaphoriques qui se cachent sous l’apparence trompeuse du mobilier urbain. Et c’est en surprenant le rire incontrôlé de son actrice Pascale Ogier, lors de son grand combat final (au ­karaté) contre Jean-François Stévenin, que Rivette déniche à terme, dans un moment d’une grâce infinie, la case « trésor » de son formidable jeu de l’oie : la vérité du geste et le secret du cœur.

LE PONT DU NORD (Masters of Cinema) Clip
Durée : 02:54

Film français de Jacques Rivette (1981), 1 Blu-ray + 1 DVD, Potemkine, 19,90 €. Sur le Web : www.potemkine.fr et www.facebook.com/boutiquepotemkine