L’androsace ciliée (Androsace ciliata, en rose) et le cresson des chamois (Hutchinsia alpina, en blanc), deux plantes typiques des parois rocheuses, au sommet de la Punta Suelza (2 972 mètres), dans les Pyrénées. / J.V. Ferrández/ IPE-CSIC/ SPAIN

Poussées par la hausse de la colonne de mercure, de nombreuses espèces animales et végétales gagnent des altitudes ou des latitudes plus élevées, où elles bénéficient de conditions favorables à leur développement. Ces « déplacements climatiques » ont déjà été souvent documentés, mais sur des périodes ou des zones restreintes. L’intérêt de l’étude que publient une cinquantaine de chercheurs européens, dans la revue Nature du 5 avril, est de couvrir un très large territoire, avec un recul historique qui montre la forte accélération de ce processus.

Les auteurs ont compilé les données disponibles sur le nombre de plantes recensées sur quelque 300 sommets de différentes régions montagneuses d’Europe (Alpes, Carpates, Ecosse, Pyrénées, Scandinavie, Svalbard), depuis cent quarante-cinq ans. Il apparaît que dans la très grande majorité des cas (87 %), l’éventail des espèces présentes dans les zones sommitales s’est enrichi. Mais le plus frappant est que ce phénomène est de plus en plus rapide.

En moyenne, sur la décennie 1957-1966, les domaines d’altitude ont accueilli un peu plus d’une espèce végétale supplémentaire. Un demi-siècle plus tard, sur la période 2007-2016, le gain a été de 5,4 espèces, soit un taux cinq fois supérieur. Les chiffres peuvent paraître faibles en valeur absolue, mais ils se rapportent à des zones inhospitalières, où les plantes endémiques sont rares.

La raiponce hémisphérique (Phyteuma hemisphaericum), qui vit dans les prairies et les rocailles, est un exemple de plante ayant grimpé en altitude, ici dans les Alpes suisses. / Swiss National Park/Hans Lozza

Grande accélération

Les chercheurs ont aussi montré que sur tous les sites, cette délocalisation de la flore des étages inférieurs vers les niveaux supérieurs est étroitement corrélée au réchauffement climatique, auquel les milieux montagnards sont particulièrement sensibles. La hausse des températures atteint en effet 2°C ou 3°C dans certains massifs sur le siècle écoulé, avec une courbe ascendante plus prononcée au cours des dernières décennies. D’autres facteurs explicatifs possibles (modification du régime des précipitations, dépôts de polluants azotés, pâturage, fréquentation humaine) ont été écartés, leur impact étant variable selon les zones étudiées.

Les auteurs y voient une manifestation supplémentaire de la « grande accélération », le concept proposé par plusieurs scientifiques, dont le Néerlandais Paul Crutzen, Prix Nobel de chimie 1995, pour décrire la croissance exponentielle des altérations de la biosphère caractérisant l’anthropocène, l’époque géologique où l’homme est devenu la principale force agissant sur la Terre.

Le résultat en est ici, selon le titre donné à la publication de Nature, une « augmentation accélérée de la richesse en espèces de plantes sur les sommets montagneux ». Une plus grande biodiversité donc, dont on ne pourrait à priori que se réjouir. Cette présentation positive est toutefois trompeuse, et les chercheurs le soulignent clairement. Car leur étude démontre plutôt que le réchauffement pousse la flore d’Europe vers ses derniers refuges, les cimes, au-delà desquelles elle n’aura plus d’échappatoire.

« Dette d’extinction »

La colonisation des hauts-reliefs par des plantes des niveaux inférieurs, à une cadence qui devrait encore s’intensifier dans les décennies à venir sous l’effet d’un réchauffement persistant, risque en effet de mettre à mal les espèces natives des sommets. D’autant que les nouvelles venues, généralement plus vigoureuses, sont mieux armées pour s’imposer, avec une taille souvent plus grande et une surface foliaire plus importante, qui favorise la photosynthèse et la croissance.

« Pour l’instant, on observe un accroissement de la biodiversité des sommets, commente Jonathan Lenoir, du laboratoire Ecologie et dynamique des systèmes anthropisés (CNRS - Université de Picardie - Jules-Verne), cosignataire de l’étude. Mais à terme, on peut craindre que la compétition pour l’espace entre les plantes colonisatrices et les plantes vernaculaires du milieu alpin se fasse au détriment de ces dernières et entraîne l’extinction de certaines d’entre elles. »

Au-delà de la seule diversité végétale, c’est le fonctionnement du fragile écosystème montagnard qui est menacé, ajoutent les auteurs. Jusqu’à présent, les scientifiques n’ont pourtant pas constaté d’extinction d’espèces acclimatées aux étages les plus élevés. « Il y a dans ces processus un effet retard, que les biologistes appellent la “dette d’extinction”, explique Jonathan Lenoir. Et cette dette finira peut-être par devoir être payée. »