Vue de l’université d’Oxford, au Royaume-Uni / Noé Michalon via Campus

Chronique d’Oxford. Diplômé de Sciences Po, Noé Michalon tient une chronique pour Le Monde Campus, afin de raconter son année à l’université d’Oxford, où il suit un master en études africaines.

C’est un rituel du dimanche après-midi auquel on ne déroge plus, une vraie messe du travail universitaire : chaque fin de semaine à mon collège, nous sommes entre dix et quinze à nous retrouver dans une salle, munis de caisses de victuailles et de barils de café brut pour travailler ensemble. Comme je l’avais expliqué précédemment, je suis environné par des étudiants qui évoluent dans toutes sortes de domaines, de la neurochirurgie à la sociologie en passant par l’ingénierie informatique. Et cela ne nous empêche pas de passer régulièrement trois heures à travailler chacun sur nos échéances dans ce qu’on appelle des « Academic Working Groups », qui se tiennent tous les deux ou trois jours.

La méthode n’a rien de révolutionnaire, mais elle marche : on s’interdit de flâner sur les réseaux sociaux – évidemment personne ne vient nous contrôler, mais l’autorégulation fonctionne étonnamment bien – on éteint parfois les portables, et on bosse pendant une première mi-temps d’une heure et demie, en essayant d’atteindre des objectifs qu’on se fixe en début de séance. C’est une arme redoutable contre la pandémie de procrastination qui touche toute la ville, mais on est cependant loin du culte de la productivité, chacun met la barre au niveau où il le veut : untel veut finir cette coriace dissertation qu’il traîne depuis des jours, une telle promet de terminer deux chapitres d’un vieux grimoire en latin, bref, personne ne se juge et tout le monde bosse. Et à la pause, détente ou conversations académiques se mélangent dans un nuage plus épais que le lait qu’on déverse ici par seaux dans le café.

L’entraide est de mise, et ce ne sont surtout pas les barrières entre des disciplines qui vont l’empêcher

Tout cela participe d’une conception du savoir que je trouve assez fluide ici, du moins dans mon collège et au niveau master : l’entraide est de mise, et ce ne sont surtout pas les barrières entre des disciplines qui vont l’empêcher. C’est là l’un des avantages du système des collèges, qui réunissent des champs d’étude à n’en plus finir. Un ami aspirant historien du XIXe anglais m’a donné des indications bien utiles pour mes recherches sur le Gabon contemporain, et je peux compter sur autant de regards différents pour enrichir mon sujet. On décloisonne les sujets en estimant que chacun peut y contribuer de sa manière. C’est aussi ce qui pousse certains camarades à organiser des séances de présentation de leurs sujets de recherche, dans lesquelles chacun est invité à questionner l’orateur et à apporter ses suggestions. De la même manière, les nombreux centres scientifiques font aussi appel aux étudiants pour recruter des participants à leurs expériences : on est payé quelques dizaines de pounds pour une demi-heure ou une heure de divers tests, et on découvre tout un pan de la recherche.

Le corps enseignant est bien conscient de cette richesse, et tente aussi d’en tirer le meilleur. Une présentation similaire de nos projets de mémoire a eu lieu devant ma promotion, et alors que je craignais de tomber entre les griffes d’un jury populaire sans merci après mon balbutiant exposé, je ne suis tombé que sur de la bonne volonté et l’envie d’aider chacun à affiner son sujet. La production du savoir est une œuvre collective, ici, et ce n’est pas de la simple politesse britannique si la plupart des conférenciers commencent en général leurs discours par des remerciements envers d’autres chercheurs. Et c’est sans parler des différentes revues et journaux semi-académiques, voire complètement parodiques (à l’instar de l’hebdomadaire L’Oxymoron, sorte de Gorafi local), qui recrutent à tout va parmi les étudiants.

Lien constant avec l’université et la recherche

« C’est une université dans laquelle on ne s’arrête jamais vraiment d’étudier, puisque les soirées et les loisirs dans les collèges d’Oxford se passent précisément là où on va aussi étudier. Donc les frontières sont complètement floues », me confiait récemment, dans les rues paralysées par la neige, Yoann Bazin, un enseignant français. C’est aussi ce contexte, ce lien constant avec l’université et la recherche qui rend les étudiants si disponibles à aider et écouter. Un contexte peut-être un peu étouffant sur le long terme, d’où les nombreuses exhortations à sortir de la bulle aussi fréquemment qu’on peut.

Ici on qualifie le travail plus qu’on ne le quantifie

En résulte une forme de bienveillance très anglo-saxonne, un peu déroutante (et qui n’est pas exempte d’effets pervers) : tout commentaire professoral commence par les aspects positifs, quelle que soit la qualité du travail rendu. On cherche à voir les points forts à renforcer avant de pointer – sans indulgence pour autant – les défauts auxquels remédier. Les notes sont assez rares, et souvent indicatives pour la plupart de nos travaux. Avec un côté déstabilisant pour qui a étudié dans le quotidien surchiffré du système scolaire français : que valait mon exposé, outre un sourire encourageant ? Est-il possible de quantifier mes blagues et pirouettes utilisées ici ou là pour masquer mon ignorance ? Il faudra se contenter des commentaires, et c’est finalement plus riche qu’un nombre entre 0 et 100, qui nous fait parfois oublier nos qualités et défauts, du moment où la note reçue nous satisfait. C’est une toute nouvelle manière de voir les choses pour moi, ici on qualifie le travail, plus qu’on ne le quantifie, et ce n’est pas plus mal.