Lucas Pouille, Jo-Wilfried Tsonga et Yannick Noah, le 26 novembre 2017 à Lille après leur victoire en finale face à la Belgique. / PHILIPPE HUGUEN / AFP

La Coupe Davis est une épreuve jouée (sérieusement) par une seule nation et à la fin, ce sont les Français qui gagnent. L’aphorisme murmuré par des esprits étrangers taquins raillant une « compétition qui n’intéresse plus qu’eux » est sciemment exagéré. Mais il renferme un fond de vérité. La France a triomphé sans gloire d’une édition 2017 qui a battu des records de forfaits. Et cette saison, il n’y a bien que des joueurs tricolores pour en faire une de leurs priorités, alléchés par la perspective de réaliser le doublé. Cela passe d’abord par une victoire, du 6 au 8 avril, à Gênes (Italie), en quart de finale d’une compétition qui vit peut-être son antépénultième week-end.

Depuis que la Fédération internationale de tennis (FIT) a dévoilé, fin février, son projet de refonte radicale de la vénérable Coupe Davis, née en 1900, le circuit est en émoi. La réforme prévoit une compétition non plus disputée sur quatre week-ends de trois jours mais sur une semaine, deux simples et un double pour chaque rencontre (au lieu de 5 matchs), tous en deux sets gagnants (et non trois). Et, mesure la plus symptomatique, la fin des matchs à domicile ou à l’extérieur.

Cette Coupe du monde de tennis se déroulerait dans un lieu unique, vraisemblablement en Asie. Si le nouveau format est adopté en août lors de l’assemblée générale de la FIT, il devrait être mis en oeuvre dès 2019. S’il n’est pas victime d’ici là de la guerre fratricide avec l’Association des joueurs de tennis professionnels, l’instance régissant le circuit masculin, indépendante de la Fédération internationale, et qui entend relancer sa propre épreuve par équipes.

Rétropédalage abracadabrant de M. Giudicelli

Une formule moins épique donc, plus lucrative aussi. Le fonds d’investissements Kosmos, présidé par le défenseur du Barça Gérard Piqué, entend y injecter trois milliards de dollars (2,4 milliards d’euros) au cours des vingt-cinq prochaines années – les 18 pays en lice se partageant la bagatelle de 20 millions de dollars de prize money par an. Et voilà comment reconquérir des joueurs qui la désertaient, séduits à l’idée de travailler moins pour gagner plus.

Cent-dix-huit ans d’histoire balayés et une tradition sacrifiée sur l’autel du profit, objectent les critiques. Dans le concert de réactions, le clan français se fait le plus sonore, même si la fédération belge s’est aussi prononcée contre, tout comme des figures de l’épreuve tel l’Australien Leyton Hewitt. Joueurs et entraîneurs (présents ou passés), élus, chacun y va de son plaidoyer, sous forme de SOS. Lucas Pouille, Nicolas Mahut, Cédric Pioline, Arnaud Clément, Amélie Mauresmo... jusqu’au capitaine de Coupe Davis et gardien du temple, Yannick Noah.

Tous, sauf un : le président de la Fédération française de tennis (FFT) lui-même, accessoirement président du comité de la Coupe Davis au sein de la FIT. Dans un rétropédalage abracadabrant, Bernard Giudicelli a finalement apporté son soutien au projet. « J’aurais préféré une Coupe Davis sur deux ans, plus rare, mais il faut arrêter avec cette espèce de romantisme. (...) Seul ce projet garantit la survie de la Coupe Davis », défend-il sur le site de la FFT. « L’événement doit vivre sans perdre son ADN et pour moi l’ADN, ce ne sont pas les matchs à domicile et à l’extérieur », affirmait-il encore au Parisien le 8 mars, lui qui tweetait, en juillet 2017 : « La Coupe Davis doit retrouver ses valeurs, home/away, challenger/défender. »

Une Coupe Davis sans chaudrons enfiévrés, ce serait un peu comme un Tour de France à huis clos. L’épreuve serait dénaturée, s’inquiète Arnaud Clément, vainqueur comme joueur en 2001 et capitaine malheureux en 2014 face à la Suisse : « La France a une histoire par rapport à l’épreuve, les mousquetaires y ont écrit une page incroyable. Si la Coupe Davis n’avait pas existé, il n’y aurait pas de stade Roland-Garros [construit pour y accueillir la finale de 1928] et a fortiori pas de Grand Chelem en France. »

Jean Borotra, Jacques Brugnon, Henri Cochet et René Lacoste, vainqueurs à six reprises, ont enraciné l’épreuve dans la mentalité des amateurs de sport français, et « nourri toutes les générations qui ont suivi », témoigne Patrick Proisy, vice-président du Club France de Coupe Davis, qui regroupe 53 joueurs. Un succès d’autant plus retentissant qu’il s’agissait d’une des toutes premières compétitions internationales remportées par une équipe de France.

Photo de 1930 avec (de gauche à droite)Jacques Brugnon, Henri Cochet, René Lacoste et Jean Borotra. Surnommés « les quatre mousquetaires », ils ont remporté la Coupe Davis à six reprises entre 1927 et 1932. / AFP

Tous les observateurs louent aussi le rôle joué par Philippe Chatrier, joueur, président de la FFT (1973-1993) puis de la FIT (1977-1991) : « Chatrier a eu cette volonté politique d’ancrer la Coupe Davis dans la génération des Patrice Dominguez, Patrick Proisy, François Jauffret... puis dans celle de Yannick Noah, Henri Leconte, etc. », rappelle le journaliste Philippe Bouin, qui a couvert le tennis pendant plus de vingt-cinq ans à L’Equipe. « En grand défenseur de l’épreuve, il nous a transmis ce rêve de gagner la Coupe Davis, dont le dernier sacre remontait à 1932, confirme Patrick Proisy. Cette culture s’est amplifiée en 1991 avec le tsunami qu’a provoqué la victoire de la France contre les Etats-Unis de Sampras et Agassi. »

« Une part de l’histoire du tennis français bafouée »

Certains avancent une autre explication, plus réaliste : si les joueurs français ont affiché pareille détermination à soulever le saladier, c’est parce qu’aucun d’entre eux ne s’est senti assez costaud pour gagner des Grands Chelems en individuel. « Leur seul moyen pour eux de gagner quelque chose de grand, c’était la Coupe Davis », souligne Philippe Bouin.

Quand la France y voit une épreuve délicieusement surannée, partout ailleurs, elle perd chaque année un peu plus de son prestige, négligée par les meilleurs jusqu’à Roger Federer. En 2015, le Suisse avait eu cette phrase lourde de sens : « La Coupe Davis a toujours été un poids à porter, et cela m’a créé bien plus de difficultés qu’autre chose dans ma carrière. »

Chacun s’accorde à dire que le format antédiluvien avait besoin d’être rafraîchi, mais « on ne peut pas la ramener à une forme d’exhibition, c’est une part de l’histoire du tennis français qui est bafoué », fulmine Jean-Pierre Dartevelle, opposant à M. Giudicelli et signataire d’un mail collectif de joueurs et d’élus français demandant à ce que soit convoquée une assemblée générale extraordinaire pour en débattre. L’association Rénovons le sport français, présidée par l’ancienne joueuse Amélie Oudéa-Castera, a lancé par ailleurs une pétition électronique dénonçant un « projet de démolition déguisée ».

Sa remise en question est un vieux serpent de mer. En 1971, Le Monde se fait l’écho d’un plaidoyer en faveur de la vieille dame, victime déjà à l’époque d’attaques « que lui portent les promoteurs américains » : « Elle est la seule épreuve universelle, dans un sport de plus en plus spéculatif, à faire passer à l’arrière-plan les questions d’argent . » Plus pour longtemps.