Chronique. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la vie d’un cancre n’a rien d’un long fleuve tranquille. Djiraël, le narrateur des Cancres de Rousseau, s’avère tout particulièrement occupé, désireux qu’il est de se montrer à la fois un homme en l’absence de son père, un fils pour sa mater, un frère pour son aîné et sa cadette, un ami pour ses potes, un bon élève de terminale sans virer lèche-bottes, un chef de bande en cas de grève, un défenseur de professeur sous-estimé, un séducteur pour Tatiana, la fille de ses rêves, et un petit ami pour Rania, l’amie d’enfance que l’adolescence a changée. Quel boulot !

D’autant que Djiraël s’est fait élire délégué de classe et de lycée sur un programme ambitieux : « La seule chose que j’aie à vous proposer, c’est d’essayer d’être heureux tous ensemble ici, pendant toute une année, et de tenter de réussir tous ensemble… » Mais comment peut-on rêver d’être heureux lorsqu’on habite ces fameuses zones périphériques, au cœur de ces cités dites sensibles où tout le monde s’attend à vous voir forcément sombrer dans la marge ? Certains d’ailleurs s’y enfoncent déjà, comme le fameux Merco et sa bande, dont la seule activité consiste à tenir le mur en vendant des substances illicites…

Slameur, comédien et romancier né à Dakar en 1974, Insa Sané trouve une magnifique parade au regard stigmatisant si souvent porté sur les jeunes de banlieue en France. Prenant le parti de ses protagonistes, il les met en scène dans un quotidien tellement chargé de problèmes que chaque jour ou presque tient pour eux de l’aventure. Aux difficultés sociales et économiques abyssales, au mépris de l’administration et aux enseignants démissionnaires, aux préjugés raciaux et à la violence des forces de l’ordre, il oppose la capacité de Djiraël et de son « Komité » à transcender les situations grâce à une créativité sans pareille. La vie a déjà prévu de leur fermer les portes ? Ils vont se battre pour les ouvrir.

Réinvention de la parenté à plaisanterie

On suit les lycéens tout au long d’une année scolaire palpitante, des couloirs de leur établissement à ceux du RER, de leurs entrées d’immeubles à la bibliothèque, du terrain de sport aux soirées du foyer socio-éducatif. Ces jeunes héros ne sont ni des sauvageons ni des analphabètes, mais des mordus de la vie que l’amitié renforce et qu’une belle solidarité redresse. Ils dissimulent de surcroît leur mal-être sous des couches de bons mots et de « concours de vannes » : « T’es tellement bête que le jour où on t’a dit que t’avais une grosse tête, t’as pris ça pour un compliment… Sur les papiers, le gars a notre âge, mais j’vous jure qu’il est dans la même classe que son fils… » Insa Sané réinvente au passage, pour ses protagonistes, la tradition africaine de la parenté à plaisanterie. Autant de réponses à ceux qui ne s’adressent à ces jeunes « que par l’exclamative, à la deuxième personne du singulier et avec des injures ». Des parias ? Non. Des gamins d’aujourd’hui, tour à tour heureux, malheureux, amoureux, soucieux de réussir. Vivants, en somme. Même pas peur !

D’une plume alerte et savoureuse, le romancier parvient à déployer sous nos yeux toute la richesse et les talents d’un monde que l’on ignore ou ne sait pas écouter. Auteur complice et tendre, il tire ainsi son chapeau à ces jeunes laissés-pour-compte de la République française. Et dans ce nouveau western où les Indiens obtiennent enfin les meilleurs rôles, la langue sert de rempart et la littérature devient refuge. Du grand art.

Les Cancres de Rousseau, d’Insa Sané, éd. Sarbacane, 400 pages.