C’est l’autre grève, inattendue, invisible du public, mais qui pourrait donner quelques sueurs froides aux producteurs de cinéma, à un mois du Festival de Cannes (du 8 au 19 mai). Des monteurs, des monteurs son, des bruiteurs et des mixeurs ont décidé de faire grève, du 10 au 12 avril, pour dénoncer l’évolution de leurs conditions de travail. Ces professionnels de la post-production, qui interviennent après le tournage, dans l’ombre, veulent faire valoir leur rôle dans le processus de fabrication d’un film, alors que les délocalisations du montage-son, du bruitage et du mixage, tout particulièrement vers la Belgique, menacent tout un pan de l’industrie française du cinéma.

La mobilisation est soutenue par l’Association des artistes bruiteurs (ADAB), l’Association des mixeurs (ADM), l’Association française du son à l’image (AFSI) et Les Monteurs associés (LMA), tandis qu’une assemblée générale est prévue mardi 10 avril à la Maison des Métallos, à Paris.

La grève ne s’est pas déclenchée du jour au lendemain, elle a fini par s’imposer, explique Didier Lesage, président de l’Association des mixeurs. « Cela fait deux ans que nous alertons les syndicats de producteurs que sont l’UPC, le SPI et l’API. On le sait, il y a moins d’argent dans le cinéma. Mais les métiers de la post-production, qui ont toujours été moins organisés, sont aujourd’hui particulièrement fragiles. »

Négociation délicate

Chacun de ces métiers a une histoire spécifique. Les revendications des mixeurs ne sont pas tout à fait les mêmes que celles des monteurs, ce qui rend la négociation délicate. Mais il existe un dénominateur commun. Contrairement aux professionnels du tournage, qui constituent un collectif sur un plateau et peuvent installer un rapport de force face au producteur ou au réalisateur, les monteurs, mixeurs et bruiteurs se trouvent dans des relations plus individualisées, qui peuvent générer des inégalités.

La profession de monteur, historiquement féminine, a toujours été sous-payée. Les indemnités repas ne sont pas toujours versées, et les heures supplémentaires pas souvent – parfois même jamais – payées. En revanche, les mixeurs, issus pour la plupart des grandes écoles de cinéma (Fémis, Louis-Lumière…), sont davantage considérés et mieux lotis financièrement, de même que les bruiteurs, perles rares puisqu’ils ne sont qu’une trentaine dans le cinéma français. Pour son travail sur un film, un mixeur peut ainsi gagner 3 000 euros par semaine, alors qu’un chef monteur est rémunéré 1 640 euros la semaine, et un monteur son 1 440 euros. Ce dernier est un peu le « parent pauvre ».

Un monteur son : «  Mes Césars n’ont rien changé à ma rémunération, ils servent juste à caler les livres chez moi ! »

Un monteur son qui a remporté plusieurs Césars dans sa carrière, et souhaite rester anonyme, fait ce constat grinçant : « En dépit de notre expérience, on continue souvent d’être payé au tarif minimum. Mes Césars n’ont rien changé à ma rémunération, ils servent juste à caler les livres chez moi ! ». Précisons que ces professionnels sont embauchés sur des durées courtes, quelques semaines tout au plus, et alternent des périodes d’emploi et de chômage.

La renégociation de la convention collective du cinéma, en novembre 2013, a durci la situation : une nouvelle grille salariale a été instaurée, avec des minima différents selon le budget du film. Les mixeurs, qui négociaient jusque-là leur salaire de gré à gré, ont vu leur rémunération baisser de 35 % depuis l’entrée en vigueur du texte, voire de 60 % sur les productions plus modestes. Quand ce n’est pas le smic qui s’applique pour les jeunes mixeurs lorsqu’ils sont embauchés sur une troisième catégorie de films, plus fragiles encore, avec des budgets de moins d’un million d’euros…

Sentiment de « déclassement »

Ce sentiment de « déclassement » est aggravé par la crainte de perdre son emploi, poursuit le mixeur Didier Lesage : « Depuis une dizaine d’années, on voit régulièrement des films nous échapper. Le mixage va se faire à l’étranger, tandis que des auditoriums mettent la clé sous la porte en France. Ce contexte nous a conduits à nous fédérer. Une première demi-journée de grève a eu lieu le 23 mars 2017, puis une journée entière cette année le 16 janvier. Faute de réponse satisfaisante, nous avons décidé d’accentuer le mouvement ». Pour préserver leur métier, les mixeurs et monteurs sons demandent à être reconnus en tant que « cadre collaborateur de création », une appellation aujourd’hui réservée à six chefs de poste (directeur de la photographie, chef décorateur, chef monteur, etc.).

Pour le mixeur Stéphane Thiébaut, qui vient de recevoir le César du meilleur son pour Barbara, de Mathieu Amalric, il y a urgence à « repenser le travail ». « Avant, les monteurs image inventaient un dispositif de post-production propre à chaque film. Et leur présence jusqu’à la fabrication finale de la copie assurait la transmission des volontés fondamentales du réalisateur. Petit à petit, cette pratique s’est perdue pour faire des économies », regrette celui qui dirige le département Son à la Fémis.

« Certains producteurs continuent de faire très bien leur métier, mais trop souvent, hélas, c’est une logique comptable qui est à l’œuvre : l’argent est divisé en semaines de travail, le temps de chaque étape, montage, montage son, bruitage, mixage est déterminé sans concertation. Un dispositif de post-production ne peut pas être l’application d’un tableau Excel, il faut quelqu’un aux manettes qui orchestre ça et permette à chacun de travailler correctement et surtout d’inventer encore. Sinon on passera définitivement de la haute couture au prêt-à-porter et tous les films se ressembleront ! »