Avons-nous dépassé le taylorisme ?
Avons-nous dépassé le taylorisme ?
Derrière les « mutations » du monde du travail, le professeur de philosophie Thomas Schauder décèle la permanence de l’optimisation des tâches théorisée il y a plus d’un siècle par Frederick Winslow Taylor.
A cette logique abstraite « d’efficacité » vient s’opposer la réalité de la souffrance au travail, les phénomènes de burn-out et de bore-out. / BORIS HORVAT / AFP
Chronique Phil’d’actu. Réforme de la SNCF, de Pôle emploi, des retraites, de la formation professionnelle… ces derniers temps, les pouvoirs publics se sont beaucoup intéressés au monde du travail et à ses mutations, y compris celles liées aux progrès de l’intelligence artificielle. Ainsi, il me semble qu’il ne faut pas y voir une série de « coups » politiques et médiatiques, mais une logique globale, une véritable vision de l’adaptation de la société aux nouvelles exigences du marché.
Une question se pose, cependant : ces exigences sont-elles réellement « nouvelles » ? Loin des discours relatifs à la « disruption », aux « start-up » et autres « management par projet » cherchant à imposer l’idée que nous avons quitté le « vieux monde », examinons l’hypothèse selon laquelle ces changements n’ont lieu qu’en surface, alors que l’organisation structurelle du travail reste calquée sur le modèle industriel du début du XXe siècle.
De l’usine à l’hôpital
Ce modèle industriel est connu sous le nom de « taylorisme », du nom de Frederick Winslow Taylor (1856-1915), l’un des théoriciens de « l’organisation scientifique du travail », bien qu’en réalité il n’en constitue lui-même qu’une étape. Un siècle auparavant, les philosophes des Lumières pensaient que le progrès scientifique et technique allait libérer l’humanité. Pour le taylorisme, ce même progrès signifiait qu’il était possible de produire toujours plus en un temps toujours plus réduit. Ce faisant, le rapport de l’être humain au temps et à la finalité de ses actes a profondément changé. L’utilité s’est imposée comme seul critère valable de toute action, et le temps consacré à ce dont on ne peut évaluer l’utilité a été jugé comme du temps « perdu ».
Aujourd’hui, ces normes d’optimisation nées dans la manufacture du XIXe siècle se sont imposées dans l’ensemble des métiers. Prenons l’exemple des métiers du soin, où la finalité des actes professionnels est censée être d’améliorer la condition de chaque patient. Dans Le Monde du 15 février, Catherine Vincent écrivait ainsi, concernant les hôpitaux et les Ehpad : « Appliquées sans discernement, les méthodes modernes de gestion et de management issues du privé sont une catastrophe pour les institutions sanitaires et sociales. (…) Ce mode de gestion, en faisant entrer l’hôpital dans une logique purement comptable, “génère des situations paradoxales” et entraîne notamment une baisse de l’autonomie et du pouvoir des professionnels. » Elle rapporte aussi qu’en Ehpad, les normes de « bientraitance » (!) exigent que la toilette ne dure pas plus de cinq minutes et le repas dix minutes ; qu’en un an, dix internes se sont donné la mort, et j’en passe.
L’école de l’utile
Cette « taylorisation du soin » illustre une « taylorisation de l’existence » : les critères de l’utilité, de la rentabilité et de l’évaluation s’appliquent désormais à tous les domaines de notre vie. Comme l’écrivait déjà Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne, en 1958 :
« [Nous] vivons dans une société de travailleurs. [Nous avons] presque réussi à niveler toutes les activités humaines pour les réduire au même dénominateur qui est de pourvoir aux nécessités de la vie et de produire l’abondance. Quoi que nous fassions nous sommes censés le faire pour « gagner notre vie » (…). Au point de vue du “gagne-pain” toute activité qui n’est pas liée au travail devient un “passe-temps”. » » (p. 176-178.)
L’école n’échappe pas à cette normalisation : elle ne semble plus avoir pour finalité la formation du « citoyen éclairé » — capable de maîtriser ses passions, d’accéder à l’autonomie et de prendre des décisions non pas pour son bien propre mais pour l’intérêt général — mais de préparer la jeune génération à faire son entrée sur le marché du travail. Pour ce faire, une « organisation scientifique de l’école » se met en place, avec un Conseil scientifique de l’éducation nationale dans lequel les neurosciences sont surreprésentées.
Une fois encore, le problème de la temporalité propre à chaque individu est nié au profit de normes d’optimisation de l’apprentissage, auxquelles répondent trait pour trait des méthodes d’évaluation fondées non plus sur l’acquisition des savoirs mais des compétences. L’élève est jugé sur sa personnalité, sur ses aptitudes et ses possibilités. L’enseignant se retrouve ainsi dans la position de juger non pas ce que l’élève fait, mais ce qu’il est capable de faire. Bien entendu, ce ne sont pas toutes les compétences qui sont évaluées, mais — comme l’a montré Angélique Del Rey — seulement « les compétences utiles à la vie réelle », c’est-à-dire « réussir dans la vie (…) assimilé à être salarié et gagner beaucoup d’argent ». (A l’école des compétences, p. 53-54).
Ainsi, alors même que les parcours sont de plus en plus « personnalisés », la personnalité est de plus en plus encadrée, mesurée, soumise au critère de l’utilité. Il ne sera bientôt plus permis au lycée de « perdre son temps » en étudiant des matières qui ne seront pas directement utiles au « projet de poursuite d’études », ni de tâtonner en première année de licence parce qu’on ne sait pas très bien ce qu’on veut faire, ni d’essayer de rentrer dans une filière où l’on courre le risque d’échouer : la nouvelle plate-forme d’orientation vers les études supérieures, Parcoursup, délivrera la jeunesse de la tentation de l’inefficacité.
La réponse « cosmétique » du management
Mais à cette logique abstraite « d’efficacité » vient s’opposer la réalité de la souffrance au travail, les phénomènes de burn-out et de bore-out, dont le management s’est récemment emparé. Car cette souffrance entraîne le pire des maux : la perte de productivité, comme le révèle le dernier hors-série de la revue Management. On y apprend notamment « qu’un gain de 10 % sur la qualité de vie au travail représente l’équivalent de 1 % d’augmentation de la performance de l’entreprise », ou encore que pour « 80 % des cadres supérieurs (…) le salut de leur N +1 [entendez : leur supérieur hiérarchique direct] comble l’essentiel de leurs apports journaliers recommandés en reconnaissance et en qualité de vie au travail », et, plus loin, « le bien-être est aujourd’hui la clé de la performance et de l’attractivité d’une entreprise (…) alors que, dans le même temps, le coût du mal-être et de son cortège de souffrances est devenu insupportable pour nos fragiles organisations humaines ».
En réponse, le « management bienveillant » offre des solutions qui mélangent subtilement la politesse élémentaire, le bon sens ras-des-pâquerettes et les faux-cadeaux tels que le remplacement des e-mails internes par un réseau social d’entreprise, la fermeture des bureaux à 21 heures au lieu de 23 heurs (!) ou la présence une salle de sport : « Pour inciter les collaborateurs à s’y rendre, les réunions sont proscrites entre 12 heurs et 14 heures. Car ici on n’oublie pas qu’il y a une vie en dehors du boulot » !
Le bien-être, fin en soi par excellence (car pourquoi voulons-nous être bien sinon pour l’être ?), est non seulement visé pour le gain de productivité qu’il permet, mais aussi pour le juteux marché qu’il représente : 13,4 milliards d’euros et une croissance en Europe de 6,4 % par an entre 2013 et 2015…
Ainsi, l’organisation actuelle du travail n’est pas fondamentalement différente de l’organisation antérieure. Elle est plutôt un élargissement à l’ensemble de nos activités des normes et des critères du taylorisme industriel. Cette « taylorisation de l’existence » entraîne avant toute chose une perte de sens et un cortège de mal-être auxquels le management ne répond que de manière cosmétique. Peut-être est-il donc temps de se demander si au lieu de s’y adapter il ne vaudrait pas mieux proposer autre chose.
Thomas Schauder
A propos de l’auteur de la chronique
Thomas Schauder est professeur de philosophie. Il a enseigné en classe de terminale en Alsace et en Haute-Normandie. Il travaille actuellement à l’Institut universitaire européen Rachi, à Troyes (Aube). Il est aussi chroniqueur pour le blog Pythagore et Aristoxène sont sur un bateau. Il a regroupé, sur une page de son site, l’intégralité de ses chroniques Phil d’actu, publiées chaque mercredi sur Le Monde.fr/campus.
Un peu de lecture ?
- Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Pocket, 2007
- Angélique Del Rey, A l’école des compétences, La Découverte, 2013
- Roland Gori, Un monde sans esprit, Les Liens qui Libèrent, 2017