Camp de déplacés à Bunia, dans la province de l’Ituri, dans l’est de la République démocratique du Congo, le 12 avril 2018. / Goran Tomasevic/REUTERS

Faire comme s’il ne s’agissait que d’un simple malentendu. Vendredi 13 avril à Genève, la conférence des donateurs pour la République démocratique du Congo (RDC) se tiendra donc sans la présence des autorités congolaises qui, depuis plusieurs semaines, ont désavoué cette rencontre où l’ONU espère mobiliser 1,68 milliard de dollars (1,36 milliard d’euros) pour faire face à une crise humanitaire qui s’est considérablement aggravée au fur et à mesure que s’étendaient les conflits au Kasaï et dans l’est du pays.

En l’espace d’un an, le nombre de personnes ayant besoin d’assistance est passé de 7,3 millions à 13,1 millions et la somme nécessaire pour y faire face a plus que doublé, selon les chiffres mis sur la table par les Nations unies. Une détérioration que personne n’avait anticipée et qui a conduit le Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA) à déclarer en octobre 2017 le plus haut niveau d’urgence, L3, au Kasaï, au Tanganyika et au Sud-Kivu. Une classification jusqu’alors réservée au Yémen ou à la Syrie. Quelques mois plus tard, en décembre 2017, d’intenses violences ont éclaté sur le territoire de Djugu, dans la province de l’Ituri, provoquant le déplacement de 340 000 personnes. Au total, la malnutrition sévère aiguë menace la vie de 2 millions d’enfants, selon l’Unicef.

« Quantité négligeable »

Dans le plan de réponse humanitaire pour 2018, lancé en janvier avec le premier ministre Bruno Tshibala à l’hôtel Memling de Kinshasa, OCHA décrivait la RDC – dont le nombre d’habitants est estimé à 90 millions – comme « le pays africain le plus affecté par les mouvements de population, avec plus de 4,35 millions de personnes déplacées ». Le chef du gouvernement saluait alors les efforts et le courage des acteurs humanitaires.

Or ce sont ces chiffres que Kinshasa rejette aujourd’hui, dénonçant une dramatisation et accusant l’ONU d’avoir organisé cette conférence dans son dos. Selon ses propres décomptes, il n’y aurait pas 4 millions de déplacés internes mais seulement « 231 346 dans les 69 sites répertoriés sur toute l’étendue du territoire national ». « Nous ne sommes pas une quantité négligeable. Comment le gouvernement de la RDC ne pourrait-il être qu’un simple invité alors que c’est de sa population qu’il s’agit ? Nous sommes les premiers responsables de l’aide qui doit lui être apportée », fulmine le ministre des affaires étrangères, Léonard She Okitundu, en n’hésitant pas à railler les manières de « cogérant » des représentants des Nations unies. Les messages d’apaisement adressés par le secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires, Mark Lowcock, dans une lettre du 3 avril, n’y ont rien fait. Mercredi, M. She Okitundu réclamait toujours le report de la conférence, tout en précisant qu’il ne refusait pas l’aide internationale.

Le régime de Joseph Kabila, dont le dernier mandat s’est achevé en décembre 2016, a sans cesse repoussé la tenue des élections, désormais censées se tenir le 23 décembre. Entre-temps, il a dû faire face à une forte pression diplomatique occidentale. Les Etats-Unis et l’Union européenne ont fini par décréter des sanctions économiques à l’encontre de dignitaires accusés, entre autres, d’avoir organisé la répression systématique de manifestations anti-Kabila.

Le pouvoir a peu à peu durci le ton à l’égard des observateurs neutres, des organisations humanitaires et de la mission des Nations unies en RDC (Monusco), la plus ancienne et la plus coûteuse force de maintien de la paix au monde. M. She Okitundu a déclaré début avril exiger « un retrait définitif de la force [en 2020] après vingt ans de présence ». Or les violations des droits de l’homme pointées par l’ONU sont en hausse. Et la situation humanitaire est préoccupante, même si elle ne s’est pas retrouvée au cœur des débats politiques, ni dans les revendications d’une opposition dont aucun des leaders ne s’est rendu dans un camp de déplacés ces derniers mois. Dans les quartiers chics de Kinshasa où se côtoient les caciques du régime et leurs détracteurs, les souffrances de la population n’ont jamais été un thème de campagne. Ce n’est que lorsque la conférence de Genève a commencé à faire les gros titres que certains opposants se sont indignés.

Complices de belligérants

Le gouvernement congolais a tendance à minimiser la gravité de la situation pour faire valoir le retour de la sécurité. Quitte à entraver le travail d’acteurs humanitaires et à nier l’existence de sites de déplacés auxquels les ONG et les agences de l’ONU n’ont pas toujours accès. Dans l’est, le gouverneur du Nord-Kivu aime à ignorer l’existence même de camps de déplacés. Certains responsables politiques et militaires les considèrent parfois comme des complices de belligérants, donc des acteurs de la guerre.

Ainsi, plusieurs sites de fortune abritant ces malheureux ont été détruits par l’armée, à l’abri des regards des ONG et de l’ONU, privées d’accès. Comme en 2016 dans le territoire du Masisi (Nord-Kivu), où près de 50 000 déplacés ont dû fuir la brutalité de l’armée. L’année suivante, dans le Tanganyika, près de la moitié des treize camps de déplacés ont brûlé. Les incendies ont été soit provoqués intentionnellement par des forces de sécurité après avoir évacué les déplacés, soit, le plus souvent, causés par des accidents tant ces sites étaient surpeuplés et dépourvus d’infrastructures.

En réponse à la conférence de Genève, avec ses mécanismes d’aide internationale, le gouvernement congolais a adopté, le 9 avril, en conseil des ministres un projet de financement de 100 millions de dollars consacré à la réinsertion des déplacés. Un premier décaissement de 10 millions de dollars a déjà été effectué, selon les autorités. « Nous saluons la création de ce fonds par le gouvernement, mais on ne sait pas comment cela va s’articuler avec la coordination humanitaire assurée par les Nations unies. Comment éviter que cela fasse doublon ou paralyse l’aide sur le terrain ? » s’interroge un responsable d’ONG.

Tétanisés par la réaction du gouvernement congolais, les fonctionnaires internationaux, tout en plaidant le dialogue, avouent en coulisses se sentir pris au piège d’enjeux de politique intérieure qu’ils ne maîtrisent pas. Que leurs chiffres reposent sur des « estimations » perfectibles, ils le reconnaissent volontiers. « Nous travaillons à partir de modèles. Dans des crises de cette ampleur, aucune organisation n’a la capacité de faire un décompte individu par individu. Il y a toujours une marge d’erreur. Mais entre la réalité que nous décrivons et celle que voudraient mettre en avant les autorités, il y a un monde », observe l’un d’eux.

« Des choix difficiles chaque jour »

Tout aussi embarrassées, les ONG préfèrent s’en tenir à ce qu’elles voient sur le terrain. « La crise demeure extrêmement sérieuse, explique Pauline Chetcuti, responsable du plaidoyer à Action contre la faim. Dans la zone de Bunkonde, au Kasaï, les populations, surtout des femmes et des enfants, ont fui en forêt pour échapper aux milices. Elles se nourrissent de tubercules et boivent l’eau des marigots, et nous nous attendions à devoir faire face à un nouveau pic de malnutrition. Or, ces personnes ne sont pas revenues, ce qui nous fait redouter que beaucoup soient mortes faute d’accès à des centres de santé ou à l’aide alimentaire. »

« La réalité est que nous avons un besoin urgent d’argent. Chaque jour, nous devons faire des choix difficiles », tranche le représentant d’une ONG sur place. En 2017, à peine 50 % des besoins ont été couverts et seulement 204 millions de dollars sont à ce jour acquis pour 2018.

Comment réagiront les donateurs invités à Genève et en même temps priés par Kinshasa de se tenir à distance de cette levée de fonds ? Les Emirats arabes unis, à l’origine co-organisateur de la conférence, ont préféré se retirer pour ne pas froisser les autorités congolaises. Les deux Etats ont entrepris un rapprochement diplomatique ces derniers mois, qui s’est soldé par l’attribution au géant portuaire dubaïote DP World de la concession d’un port en eau profonde où sont prévus plus de 350 millions de dollars d’investissements.

A un moment où le nombre de crises humanitaires dans le monde et l’ampleur des contributions financières demandées par l’ONU atteignent des niveaux record, le risque est de voir ce nouvel imbroglio avec Kinshasa aggraver la fatigue des bailleurs de fonds à l’égard d’une RDC toujours plus illisible et imprévisible.