En ce début de printemps, ce n’est pas seulement la nature, mais également le nom de Rainer Werner Fassbinder, qui refleurit un peu partout en France, à la faveur de plusieurs rétrospectives (à la Cinémathèque française, au Cinématographe de Nantes, à l’Institut Lumière de Lyon) et de la sortie concomitante de trois coffrets, comportant une quinzaine de pièces de choix, dans de nouvelles copies restaurées. Il semble que l’on n’en ait jamais vraiment fini avec cette œuvre pléthorique, de laquelle ressurgit régulièrement quelque élément méconnu (il y a sept ans le téléfilm Je veux seulement que vous m’aimiez, aujourd’hui la magnifique série Huit heures ne font pas un jour). Fassbinder, petit frère tardif du nouveau cinéma allemand des années 1960-1970, fut un monstre de productivité, un stakhanoviste des plateaux, actif sur tous les fronts (théâtre, cinéma, télévision) et coiffant la profession au poteau.

A 20 ans, il tournait son premier court-métrage (Le Clochard, 1965), à 24 ans, son premier long-métrage (L’amour est plus froid que la mort, 1969), comptait déjà une quinzaine de films à son actif à 27 ans, et mourait à 37 ans, après Querelle (1982), coupé dans son élan et laissant derrière lui pas moins de quarante-trois films. Enfant terrible de l’avant-garde théâtrale, il réalisa d’abord des parodies politiques des grands genres américains (le polar avec Le Soldat américain en 1970, le western avec Whity en 1971), avant d’inventer la version allemande, subtilement distanciée, du mélodrame flamboyant (Tous les autres s’appellent Ali, 1974 ; Maman Küsters s’en va au ciel, 1975) – à la façon de son père en cinéma et compatriote Douglas Sirk (émigré aux Etats-Unis) –, puis se fit le portraitiste en chef de l’Allemagne du miracle économique, de sa société sous forme d’une foule sentimentale et aliénée, d’un destin collectif qui aurait toujours quelque chose à voir avec l’ange du désastre (Le Mariage de Maria Braun, 1979 ; Lili Marleen, 1981). Brechtien, marxiste, critique, polémique, combatif, lyrique, allégorique : tous ces termes lui conviennent et dessinent même, en filigrane, l’évolution précipitée de son œuvre, accompagnant la dégringolade de la décennie 1970 vers les « années de plomb » et l’hébétude des années 1980.

Théâtre égocentrique

Formaliste invétéré, adepte des reflets brisés et des mouvements de caméra qui donnent le vertige (qui ne pâlirait pas devant l’ahurissant travelling circulaire de Martha ?), Fassbinder reste peut-être, avant tout, le grand cinéaste du maquillage. Visages peinturlurés de personnages qui s’enfoncent dans le mensonge, déguisent leur douleur sous une expression de cire ou l’exposent au centre de leur théâtre égocentrique (Les Larmes amères de Petra Von Kant, 1972). Fards, également, que ces lumières saturées, éclairages de bastringues ou de bordels (Lola, une femme allemande, 1981), dont les couleurs verdâtres et violacées subliment autant qu’elles outrent la trivialité des chairs.

Grimage, enfin, dans ces situations biaisées ou délétères qu’affectionne le cinéaste, relations faussement valorisées (mariage, travail, idylles) qui ne contiennent que domination et dévoration mutuelles (Le Droit du plus fort, 1974 ; Roulette chinoise, 1976). Le maquillage est la surface où se rejoignent le désir et l’aliénation, la quête éperdue de sentiments et la valeur marchande que le sujet s’octroie. Où l’on découvre que la couche la plus profonde de l’être, ce n’est jamais que la surface.

Ses films accueillent toute une taxinomie de monstres et de prédateurs sociaux

Dans le cinéma de Fassbinder, le maquillage sert encore de ligne de démarcation (au Rimmel) entre les « vivants » et les « morts », entre ceux qui sont encore capables d’aimer et ceux vaincus par le calcul, l’ambition, la jouissance individuelle ou les intérêts privés. Ainsi ses films accueillent, sans le moindre recours au fantastique, toute une taxinomie de monstres et de prédateurs sociaux : sous les traits de parents, de petits commerçants, d’héritiers pervers ou de riches industriels, ce sont des goules, des vampires, des succubes que l’on reconnaît, prêts à dévorer le faible, à l’exploiter, à l’écraser symboliquement.

Il faut ici remarquer que ce cinéma doit beaucoup de sa cohérence à une troupe de comédiens récurrents (transfuges pour certains de l’Antiteater, la compagnie théâtrale de Fassbinder) et eux-mêmes « monstrueux » : maigreur squelettique de Margit Carstensen, pâleur spectrale d’Ingrid Caven, noblesse despotique de Karlheinz Böhm, grotesque bouffon de Kurt Raab, splendeur vénéneuse de Hanna Schygulla… Dans leurs physionomies transfigurées, ce sont toutes les disgrâces, froideurs et inhumanités des sociétés marchandes qui se donnent à voir, comme à travers le miroir déformant d’une cérémonie funèbre. Si l’amour est plus froid que la mort, le cinéma de Fassbinder en constitue le catafalque étincelant.

Rétrospectives. Jusqu’au 16 mai à la Cinémathèque française à Paris, à partir du 4 mai à l’Institut Lumière de Lyon, du 22 avril au 19 mai au Cinématographe de Nantes. Coffrets Rainer Werner Fassbinder, volumes 1 & 2, Carlotta Films, environ 50 euros chacun.