En tentant de bloquer la messagerie, les autorités russes ont lâché un « tapis de bombes » sur Internet qui a affecté plus de 15 millions d’adresses IP sur le territoire. / DADO RUVIC / REUTERS

C’est une bataille féroce qui se joue en ce moment en Russie, avec ses victimes, ses dommages collatéraux, ses communiqués de victoire, sa propagande… A ceci près qu’il s’agit d’un combat numérique entre Roskomnadzor, l’agence fédérale de surveillance des télécommunications, et Pavel Dourov, cofondateur de la messagerie Telegram. La mise en œuvre, lundi 16 avril, du blocage de la messagerie, décidée par la justice sur tout le territoire russe, en raison de son refus de livrer ses clés de chiffrement au FSB, les services de sécurité, est suivie comme un feuilleton haletant par des milliers d’internautes. Roskomnadzor a, en effet, toutes les peines du monde à parvenir à ses fins : Telegram se dérobe en changeant sans cesse d’adresse IP, selon la stratégie définie par Pavel Dourov qui a appelé à la « résistance numérique ».

« Ces deux derniers jours, la Russie a bloqué plus de 15 millions d’adresses IP dans le but d’interdire Telegram sur son territoire. Aucune importance : Telegram est resté disponible pour la majorité des Russes », proclamait Pavel Dourov mercredi matin. « La dégradation de Telegram a atteint 30 % », affirmait, de son côté, Roskomnadzor. Entre-temps, des banques, des PME, des sociétés de commerce en ligne se sont trouvées subitement privées de connexions. Mardi, les musées de Moscou et du Kremlin ont annoncé l’interruption temporaire, « indépendante de leur volonté » des ventes de billets en ligne. Plus de 70 entreprises en détresse se seraient également adressées à Agora, une association formée par des juristes spécialisée dans les droits de l’homme, selon son président Pavel Chikov, qui est aussi l’un des avocats de M. Dourov.

« L’attaque la plus massive contre Internet de toute l’histoire russe »

« Le tapis de bombes de Roskomnadzor sur Internet a provoqué des rumeurs alarmantes, relève Kirill Martinov, chef du service politique du journal indépendant Novaïa Gazeta. Pour atteindre Telegram, l’agence a été obligée de mener l’attaque la plus massive contre l’infrastructure de l’Internet de toute l’histoire de la censure russe. » « Poutine est au courant », a assuré mercredi matin le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, alors que Roskomnadzor est pris sous un tir croisé de critiques.

Pour envoyer un message, chaque application Telegram devait jusqu’ici se connecter à un serveur lui appartenant, via Internet. Afin de bloquer la messagerie, Roskomnadzor a donc ordonné aux fournisseurs d’accès russes de bloquer les adresses IP de ces serveurs –l’équivalent de leur adresse postale. Sauf que les équipes de la messagerie cryptée avaient prévu depuis quelques mois un mécanisme sommaire de contournement de la censure en intégrant dans le code de Telegram un moyen de récupérer au fil de l’eau de nouvelles adresses IP. C’est ce mécanisme qui a été mis en œuvre.

« Ils font des rotations d’adresse IP pour contourner le blocage, ce qui explique pourquoi ce dernier n’est pas très efficace, explique Jef Mathiot, un ingénieur en informatique qui étudie depuis des mois le fonctionnement de Telegram. C’est un jeu du chat et de la souris : au fur et à mesure que leurs adresses sont bloquées, ils montent de nouveaux serveurs et au fur et à mesure Roskomnadzor les bloque à son tour. »

Problème : plutôt que de bannir spécifiquement les adresses IP utilisées par Telegram et louées chez de grands fournisseurs comme Google ou Amazon, le censeur russe a choisi le bulldozer, ce qui explique les importants dommages collatéraux.

Lundi 16 avril, des manifestants ont jeté des avions en papier, référence au logo de Telegram, devant le siège des services de renseignement, à Moscou. / Pavel Golovkin / AP

Dourov, en passe de devenir un héros

En Russie, Pavel Dourov, 33 ans, lui-même d’origine russe, est en passe de devenir un héros aux yeux de l’opposition et de milliers d’internautes. Il « va rentrer dans l’histoire de la résistance russe », n’a pas hésité à lancer mardi, sur la radio Echo de Moscou, la journaliste Evguenia Albats.

Cofondateur de Vkontakt en 2006, le Facebook russe, puis, avec son frère Nikolaï, de Telegram en 2013, l’homme, qui a choisi de quitter l’année suivante la Russie, y est bien connu. Depuis son exil – suivi par une équipe de programmeurs, il se déplacerait de pays en pays –, il annonce, désormais, son intention de subventionner ceux qui, dans le monde des administrateurs de serveurs-relais et VPN, le soutiendront dans son combat pour « la liberté numérique ». « Au cours de cette année, je serai heureux de faire don de millions de dollars de fonds personnels à ces fins. J’appelle tout le monde à me rejoindre », a-t-il proclamé.

Le lanceur d’alerte américain Edward Snowden, réfugié depuis 2014 en Russie, s’est rangé à ses côtés. « J’ai critiqué la sécurité du modèle Telegram dans le passé, mais la réponse de Dourov à la demande totalitaire du gouvernement russe de bloquer l’accès aux communications privées, refus et résistance, est la seule réponse morale et montre un réel leadership », écrit-il sur son compte Twitter.

C’est « un sérieux défi », a reconnu, mercredi, dans un entretien au quotidien pro-gouvernemental, Izvestia Alexandre Jarov, le dirigeant de Roskomnadzor, en appelant les « entreprises américaines à faire en sorte de rendre inaccessible la messagerie sur le territoire de la Russie. Nous espérons que, pour Amazon et Google, le business et non la politique primera. »

Le prochain sur la liste, a ajouté M. Jarov, pourrait bien être Facebook. Si l’entreprise américaine refuse toujours de localiser la base de données des utilisateurs russes en Russie, si elle ne supprime pas « toute information interdite » et ne se conforme pas au « respect des lois », alors, affirme-t-il, « évidemment la question du blocage va se poser ».