Jacky Lorenzetti, président du Racing 92, remercient des supporteurs, le 27 mai 2017, à Marseille. / FRANCK PENNANT / AFP

Jean-Pierre Chivrac lance le pari : « Si, un jour, j’arrive à lancer un clapping au stade, je descends les Champs-Elysées tout nu. » Mais le président de Génération Yves du Manoir, principal groupe de supporteurs du Racing 92, rassure très vite les pudibonds : « Cela n’arrivera jamais, je ne prends pas trop de risques ! »

Après presque trente ans à pousser derrière son équipe, il s’est fait une raison : « On a un public de spectateurs, pas de supporteurs, déplore-t-il. On a quelques jeunes qui se démènent en tribune pour faire chanter les gens, mais ça ne prend pas. C’est comme ça ! »

Dan Carter et ses coéquipiers auraient pourtant bien besoin d’un 16e homme pour défier le redoutable Munster à Bordeaux, dimanche 22 avril, en demi-finales de Coupe d’Europe. La « Red Army » (le surnom des supporteurs de la franchise irlandaise) risque de monter le volume sonore au stade Chaban-Delmas, avec ses deux mille soldats attendus. Côté Racing, on table aussi sur deux mille personnes. Encore faut-il arriver à destination. « J’espère que nos supporteurs ne seront pas trop impactés par la grève des trains, s’inquiète l’entraîneur, Laurent Travers. Les Irlandais ont, eux, la chance d’être bien desservis par l’avion. » Merci le low-cost aérien, autre grande spécialité irlandaise.

« Il faut arrêter de dire que nous n’avons pas de public ! Nos supporteurs sont de plus en plus en nombreux, et nous sommes fiers d’eux », Laurent Travers, entraîneur du Racing

Grève ou pas, le Racing 92 ne charrie pas une ferveur populaire comparable à celle de ses rivaux nationaux, comme Clermont, Toulon ou Toulouse. Quand on avance ce constat à Laurent Travers, une tempête sous un crâne chauve menace d’éclater. « Il faut arrêter de dire que nous n’avons pas de public ! Nos supporteurs sont de plus en plus en nombreux, et nous sommes fiers d’eux. Regardez plutôt les affluences de nos derniers matchs. Il y avait vingt mille personnes à l’Arena 92 face à Clermont. » Mais la communauté auvergnate d’Ile-de-France avait bien aidé à gonfler l’affluence ce soir-là.

A mi-chemin entre le stade et la salle de concert, l’Arena 92 est le grand projet de Jacky Lorenzetti. En 2006, le fondateur du groupe Foncia devient le président et mécène du Racing Club de France, bel endormi du rugby français, qui végète alors en deuxième division. Depuis, le club a été rebaptisé Racing 92 (pour souligner son attachement aux Hauts-de-Seine), a remporté un titre de champion de France en 2016 et déménagé du vétuste stade Yves-du-Manoir de Colombes pour l’Arena 92, où Beyoncé et Jay-Z roderont bientôt leur tournée mondiale, obligeant à délocaliser la réception d’Agen le 5 mai à… Vannes, en Bretagne.

Le club « mal aimé »

Une réussite incontestable sur le papier, en dépit de ce désagrément géographique. Mais pourquoi, malgré les résultats et les stars ramenées par Jacky Lorenzetti (Chabal, Steyn, Sexton, Carter), le Racing 92 reste-t-il cet objet froid, souvent caricaturé comme le grand méchant club professionnel ? Quand les champions de France 2016 promènent le bouclier de Brennus devant un petit millier de personnes dans les rues du Plessis-Robinson (commune où est implanté le centre d’entraînement du club), les réseaux sociaux ironisent sur cet AS Monaco du rugby.

Présentation du Bouclier de Brennus par le Racing 92, le 28 juin 2016
Durée : 01:13

Pour la Boucherie Ovalie, le site parodique qui moque les turpitudes du rugby français, le Racing est une source d’inspiration presque inépuisable. « Au départ, on n’avait rien contre, mais la personnalité de Lorenzetti a bien déteint sur le club, explique Ovale Masqué, l’un des rédacteurs du site. Il raconte dans ses interviews qu’il est surtout venu pour monter un projet immobilier autour de l’Arena 92. C’est son choix. Mais le club élitiste avec son grand gymnase à la Défense pour ramener un public VIP, les stands qui proposent de manger des pizzas à la truffe — je n’invente pas, ça existe —, ça ne correspond pas vraiment à l’esprit rugby, pour nous. »

Il n’a pas encore prévu de le chanter, mais Jacky Lorenzetti assume parfaitement d’être le président d’un club « mal aimé », comme il le revendiquait, en 2014, juste avant une demi-finale de Top 14 contre Toulon. « Au Racing, on est pudiques et respectueux, et plutôt du genre laborieux », expliquait-il pour prendre le contre-pied de son homologue du RCT, le volubile Mourad Boudjellal. Dans les Hauts-de-Seine, l’époque n’est plus à la folie douce de la bande du show-biz des années 1980-1990, quand les Mesnel, Lafond, Blanc ou Guillard pouvaient porter le béret pendant un match contre Bayonne, oser le nœud papillon en finale du championnat en 1990 avec champagne à la mi-temps pour se désaltérer.

« Une histoire ne se décrète pas, elle se construit dans le temps », Jacky Lorenzetti

Avant de rejoindre le Stade français, Thomas Lombard a fait ses classes chez cette bande de joyeux drilles. « Il n’y avait pas grand monde à Colombes pour nous voir jouer, se souvient-il. Son président a voulu tourner la page de l’époque du show-biz pour créer une nouvelle histoire, et c’est louable, poursuit l’ancien international, qui a terminé sa carrière au début de l’ère Lorenzetti. Une histoire ne se décrète pas, elle se construit dans le temps. Au niveau de la popularité, le club n’a pas fait la bascule après le titre de 2016. »

Quand Antoine Blondin défendait le Racing

Pour l’actuel consultant de Canal+, l’Arena 92 donne « déjà une attractivité nouvelle au club », mais une enceinte, aussi moderne et climatisée soit-elle, ne fait pas tout. « Il manque un marqueur pour mieux identifier le Racing. Quand vous parlez du Stade toulousain, vous pensez au beau jeu, Toulon ça sera la ferveur. Même le Stade français garde encore cette image du club avec les maillots roses, le calendrier. Si vous demandez aux gens pour le Racing, c’est plus compliqué. Déjà, ce n’est pas le club d’une ville, mais d’un département. »

Un premier trophée européen, le 12 mai à Bilbao (Espagne), aiderait à gagner davantage les cœurs. Mais avant, il s’agit déjà de se confronter au Munster. Et Laurent Travers compte bien sur le soutien des autres spectateurs. « Nous sommes le dernier club français encore qualifié, et j’ose espérer que les Français présents au stade seront derrière nous. » Jean-Pierre Chivrac, lui, en « doute un peu ». Il connaît la réputation de son équipe loin de l’Ile-de-France : « On a toujours eu cette image de club bourgeois. Il suffisait juste de dire “Racing Club de France” pour voir la réaction des mecs dans le Sud-Ouest. »

Et si tout le charme et l’identité du Racing se trouvaient là ? Le jeune Antoine Blondin écrivait, en 1936, du haut de ses 16 ans, ces quelques mots dans une lettre :

« Le Racing est en butte aux sarcasmes et l’animosité de la foule. C’est pourquoi je serai toujours un fidèle supporteur dans les mauvais comme dans les bons moments. »

Jacky Lorenzetti cite souvent les mots de l’écrivain. Mieux, il a même fait encadrer sa lettre dans l’un des salons du centre d’entraînement du Plessis-Robinson. Les tweets de Boucherie Ovalie attendront encore un peu.