« Je ne m’attendais pas à un tel déferlement de haine, se souvient Michael, 30 ans, à l’évocation des mois qui ont précédé l’adoption du « mariage pour tous », le 23 avril 2013. C’était impossible d’y échapper : la Manif pour tous tractait en sortant du métro, il y avait des tags sur les trottoirs, on en parlait sur toutes les chaînes de télé et de radio, mais aussi à la cantine du boulot ou lors des dîners avec les amis, comme s’il était légitime que mes droits fondamentaux fassent l’objet d’un débat ! » Ce mélange de surprise, de tristesse et de colère anime encore, cinq ans après l’adoption définitive du projet de loi ouvrant le droit au mariage aux couples de même sexe, les nombreux lecteurs et lectrices LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres) qui ont répondu à l’appel à témoignages du Monde.

Un goût amer cependant relevé par une pointe d’enthousiasme, celle de pouvoir accéder à des droits qui leur étaient interdits jusqu’alors. Et pour certains, une détermination nouvelle à s’engager publiquement pour l’égalité, loin d’être acquise au quotidien.

Le privé est devenu politique

« Alors que les homosexuels semblaient être un non-sujet pour une large partie de la population avant la loi du mariage pour tous, nous sommes devenus un objet de guerre idéologique », analyse Tom, 24 ans, issu d’une famille « conservatrice ».

La question de l’orientation sexuelle, qu’on tenait jusqu’alors circonscrite au domaine privé, s’est retrouvée brutalement projetée au cœur du débat, participant à nourrir le traumatisme des personnes LGBT, comme le raconte Elsa*, 24 ans : « Cette période a été très difficile à vivre, puisque nous étions jugés et disséqués sur la place publique par des gens qui n’avaient aucune idée de ce dont ils parlaient. »

Comparées à des malades mentaux ou à des zoophiles, menacées publiquement de mort dans la rue et sur les réseaux sociaux, les personnes LGBT interrogées racontent toutes la recrudescence des paroles et des actes homophobes dans les mois précédant l’adoption de la loi (en hausse de 78 % par rapport à 2012), mais aussi la naissance du sentiment diffus qu’elles faisaient partie d’une « communauté ».

A la sidération a ainsi succédé l’envie furieuse de s’engager en faveur de leurs droits. « Quelque part, malgré la violence, l’année 2013 a donc aussi été l’année de mon affirmation. Avant le début des débats sur l’ouverture au mariage, je considérais que mon identité était un sujet privé. Pas un secret, mais pas un motif d’action politique non plus, se souvient Camille, 32 ans. Depuis [2013], je n’ai pas cessé de me radicaliser et même d’y prendre du plaisir. »

« Etre comme tout le monde », un rêve devenu (presque) réalité

Car, passée l’évocation du traumatisme suscité par l’année 2013, c’est bien la joie qui domine parmi les personnes LGBT interrogées, cinq ans après l’adoption du « mariage pour tous » et la célébration de 40 000 mariages.

Elsa*, 19 ans en 2013, souligne à quel point la possibilité de se marier a changé sa vision de l’avenir :

« Très fleur bleue, j’ai toujours voulu une famille classique, avec un mariage et des enfants, mais j’ai grandi en sachant qu’en France, ce serait impossible. Cette idée, en plus des problèmes de discrimination et de harcèlement auxquels font face les personnes LGBT, me conduisait à rester enfermée sur moi-même. [Après le vote de la loi], j’ai commencé à avoir une vie sentimentale, chose que je m’interdisais jusque-là. J’ai aussi pu faire mon coming-out auprès de mes amies. »

C’est que l’instauration du pacte civil de solidarité (pacs) en 1999 n’a pas suffi à mettre sur le même plan légal et symbolique les couples de même genre et les couples hétérosexuels.

Loran, 46 ans, pacsé depuis 2001 et marié depuis 2014 avec Erik, raconte :

« Le truc le plus fou [avec notre mariage], c’est que même si j’étais accepté dans la famille d’Erik depuis plus de dix ans, j’ai senti que mon statut avait évolué… Je devenais un beauf à part entière à l’instar de mes deux belles-sœurs ! »

L’accession au mariage est donc devenue, pour les couples de même sexe, le signe qu’ils sont « partie intégrante de la société », selon les mots de Dominique, 60 ans, et Alain, 52 ans, en couple depuis plus de vingt-cinq ans : « Nous étions heureux d’être enfin “comme tout le monde”. »

Et de pouvoir, « comme tout le monde » (c’est-à-dire comme les personnes hétérosexuelles), faire référence à son époux, sans avoir à se cacher : « Une fois marié, j’ai décidé de ne plus employer les euphémismes et dire “mon mari” au téléphone ou en magasin, mais il a fallu quand même un peu de courage, explique Jason, 50 ans. Peut-être cette banalisation contribuera-t-elle à donner plus de courage à certains, et moins d’impunité à d’autres. »

Au-delà de l’aspect symbolique, le « mariage pour tous » a également donné accès aux conjoints de même sexe à de nombreux droits, notamment en cas de décès (succession, pension de réversion, etc.), mais également en cas de naissance. « Ma compagne et moi avons deux filles, nées en décembre 2009 et juin 2013. Nous nous sommes mariées pour qu’elle puisse adopter nos filles, que j’ai portées, explique Hélène, 39 ans. Quand [le maire] nous a remis le livret de famille [le jour du mariage], la salle a hurlé, j’ai eu l’impression d’être dans un stade. Le surlendemain, nous étions chez le notaire pour signer le consentement à l’adoption. Et là, on a vraiment réalisé. Pour nous, rien n’a changé, [mais] pour nos filles, tout a changé. Elles ont désormais deux parents légaux. »

Le mariage, une simple étape dans la bataille de l’égalité

Reste que les mariés de même sexe n’ont pas, à ce jour, accès à tous les droits accordés aux couples mariés hétérosexuels, à l’image de la procréation médicalement assistée (PMA), malgré la promesse de François Hollande pendant sa campagne en 2012. « Non, on ne peut pas dire qu’il y a une égalité entre couples mariés homos et hétéros en France, s’agace Alix. C’est la baffe que tu te prends, ta copine et toi, à chaque fois que tu montes dans le Thalys pour faire une insémination artificielle à Bruxelles. A chaque fois que tu reçois la facture de l’hôpital belge où vous êtes suivies. A chaque fois que tu penses à la suite, à la fécondation in vitro qui coûte 5 000 euros et au juge qui peut refuser de reconnaître un lien juridique entre ton enfant et toi. »

Outre la question des autres droits à conquérir, toutes les personnes interrogées soulignent à quel point l’homophobie reste présente dans leur quotidien. Il y a quelques jours, des collègues d’Aurore, 35 ans, lui ont dit « qu’il [lui] manquait des coups de bite ». Une remarque qui combine homophobie et sexisme, un cocktail courant, au point que, selon le Défenseur des droits, deux lesbiennes sur trois cachent leur orientation sexuelle au travail (contre une personne homosexuelle sur deux). « Mais ce jugement m’importe peu du moment que mes enfants n’en pâtissent pas. A force, ces [remarques] sont lassantes, plus que vexantes », poursuit la jeune lesbienne.

Même si ce type de manifestation homophobe est de moins en moins accepté, l’homophobie quotidienne persiste, de manière « discrète et pernicieuse », souligne Anne-Charlotte, 37 ans : « L’insulte “pédé” est toujours à l’honneur dans les cours de récréation, dans la rue ou dans la bouche de bons copains, “qui ne voient pas où est le problème” ».

* Le prénom a été changé.