« Le cognitivisme n’est pas sans arrière-pensée, puisqu’il part du postulat que la pensée peut se réduire au traitement d’informations et que l’imagerie cérébrale permet de constater empiriquement son fonctionnement. » / Geralt Pixabay

Chronique. « Il est essentiel, dans un pays moderne, que les décisions éducatives soient éclairées par les sciences. » Cette phrase est extraite d’un entretien accordé au Figaro le 9 janvier par Jean-Michel Blanquer, ministre de l’éducation nationale, et elle est révélatrice du rapport que l’autorité politique entretient actuellement avec les sciences dites « dures ». Car quand M. Blanquer parle des sciences, il n’entend pas les sciences humaines (psychologie, sociologie, ethnologie…), celles-là même que l’on accuse régulièrement d’entretenir une « culture de l’excuse », mais les sciences cognitives, surreprésentées dans le Conseil scientifique de l’éducation nationale dont il a confié la présidence à Stanislas Dehaene, professeur au Collège de France.

Le « nouveau monde » qu’on nous présente, dans lequel le politique s’intéresse à l’intelligence artificielle, aux neurosciences et à l’apport des technologies numériques, n’est en fait pas si nouveau que ça, et ne va pas non plus de soi. Au-delà des objectifs économiques évidents (notamment mis en valeur dans le rapport Villani), une idéologie scientiste est à l’œuvre qui assimile la politique à une gestion de « stocks » et de « flux » humains, et l’individu à son seul mécanisme cérébral.

L’inexistence de l’âme

Qu’on ne se méprenne pas : les sciences cognitives, pas plus que la génétique ou que n’importe quelle autre discipline scientifique, ne sont pas mauvaises en soi. Elles sont en réalité héritières d’une très longue tradition philosophique, qui part de l’atomisme antique et qui passe par le monisme matérialiste des Lumières :

« [Le] cerveau est le centre commun où viennent aboutir et se confondre tous les nerfs répandus dans toutes les parties du corps humain : c’est à l’aide de cet organe intérieur que se font toutes les opérations que l’on attribue à l’âme ; ce sont des impressions, des changements, des mouvements communiqués aux nerfs qui modifient le cerveau ; en conséquence il réagit, et met en jeu les organes du corps, ou bien il agit sur lui-même et devient capable de produire au-dedans de sa propre enceinte une grande variété de mouvements, que l’on a désignés sous le nom de facultés intellectuelles. »
(D’Holbach, « Système de la nature », 1770)

L’idée est simple : « l’âme », principe invisible, intangible et immortel de vie et de pensée, n’existe pas indépendamment du corps, n’est rien d’autre que le nom que l’on donne à certaines fonctions corporelles, que l’on a depuis longtemps su associer aux fonctions cérébrales. Dans une société où la religion jouait un très grand rôle, cette idée était révolutionnaire.

Mais les Lumières, qui voyaient dans le triomphe de la science et de la technique la libération de l’Humanité, ont aussi accouché des monstres de l’eugénisme et du racisme au XIXe siècle. En effet, à partir du moment où l’on affirme que la science peut et doit améliorer l’homme, il n’y a qu’un pas à franchir pour justifier que l’on se débarrasse de tout ce qui nuit à cette amélioration au nom de principes médicaux et hygiénistes. C’est la leçon que les tenants du cognitivisme se devraient de méditer aujourd’hui.

L’illusion de la neutralité

Car quand Stanislas Dehaene déclare qu’il veut « agir pour l’éducation des jeunes, indépendamment de toute idéologie » (Le Monde, 15 janvier), il oublie une leçon fondamentale de l’épistémologie : la neutralité dans les sciences est une illusion. Et ce d’autant plus quand le chercheur se met au service de la puissance politique, comme c’est son cas, ou du système de production (comme le rappelle Gérard Pommier, l’application des neurosciences dans l’éducation a déjà eu pour effet la prescription massive de Ritaline pour calmer l’hyperactivité, au grand bonheur des laboratoires pharmaceutiques).

Un bon exemple nous a été offert récemment par Laurent Alexandre (Le Monde, 12 avril) qui, après avoir affirmé que « [des] études ont mis en évidence le fait que la réussite et les capacités intellectuelles étaient fortement dépendantes du patrimoine génétique » semble se reprendre : « La génétique ne peut pas prendre le risque de cautionner une idéologie inégalitaire. » Trop tard. Le mal est déjà fait, au nom des sacro-saintes « études » et autres « experts ».

Là encore, rien de nouveau sous le soleil : cette manière de s’en remettre à l’expertise pour cautionner tout et n’importe quoi est caractéristique du taylorisme, qui suppose que le travailleur doit s’en remettre à « un homme plus habitué que lui à découvrir les lois, à les développer et chargé de lui apprendre à travailler conformément à ces lois » (Taylor, Principes d’organisation scientifique, 1911 ; cité par Roland Gori). L’organisation « scientifique » du travail théorisée par Taylor impose une division entre ceux qui ordonnent (dans les deux sens : qui donnent les ordres et qui réfléchissent aux procédures) et ceux qui exécutent ; entre la tête et les bras, en somme. Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’il soit remplaçable par une machine. Ou mieux encore : qu’il devienne lui-même une machine…

Vers l’homme-machine

Replacé dans le processus plus large de « taylorisation de l’existence », il n’est pas étonnant que ce soit le modèle explicatif des sciences cognitives qui ait le vent en poupe. Le cognitivisme n’est pas sans arrière-pensée, puisqu’il part du postulat que la pensée peut se réduire au traitement d’informations et que l’imagerie cérébrale permet de constater empiriquement son fonctionnement. Autrement dit, si on lui soumet une information, on le verra exécuter un mouvement. Le cerveau fonctionne comme un ordinateur (d’où le poids actuel de l’intelligence artificielle : si le cerveau fonctionne comme un ordinateur, alors un ordinateur peut fonctionner comme un cerveau), mais aussi comme… un ouvrier !

L’homme se trouve ainsi réduit à une machine complexe, sur laquelle toute manipulation visant à en augmenter les performances serait justifiée. Et pour tout ce qu’on ne pourra améliorer, on utilisera des machines. La voiture intelligente permettra de diminuer les accidents de la route (une fois qu’elle ne les provoquera plus elle-même), parce que l’homme est décidément trop faible et trop imprévisible pour conduire une voiture tout seul. Des robots effectueront tous les actes médicaux, parce que la santé n’est rien d’autre qu’une affaire de mécanique. Des MOOC remplaceront aisément les enseignants, puisqu’« une classe efficace alterne, chaque jour, des périodes d’enseignement explicite et des périodes de contrôle des connaissances (lecture à haute voix, questions/réponses, quiz…) » (Le Monde, 20 décembre 2013).

Finalement, « le nouveau monde » où politique et entreprise ont recours massivement aux sciences cognitives (ainsi qu’à l’intelligence artificielle et aux algorithmes qu’elles permettent de développer) veut tendre vers un monde sans aspérité, sans problèmes, sans conflits ; où le progrès technique et scientifique nous mène sur le chemin du bonheur. C’est « un monde sans esprit », un monde déshumanisé, issu des « utopies » du XIXe siècle. Ni nouveau, ni désirable.

Thomas Schauder

A propos de l’auteur de la chronique

Thomas Schauder est professeur de philosophie. Il a enseigné en classe de terminale en Alsace et en Haute-Normandie. Il travaille actuellement à l’Institut universitaire européen Rachi, à Troyes (Aube). Il est aussi chroniqueur pour le blog Pythagore et Aristoxène sont sur un bateau. Il a regroupé, sur une page de son site, l’intégralité de ses chroniques Phil d’actu, publiées chaque mercredi sur Le Monde.fr/campus.