Patrick Artus, chef économiste de la banque Natixis, et Pierre Cahuc, professeur à Polytechnique et à l’ENSAE, ont débattu des mutations du travail et de la nécessité des réformes en France, lors du Club de l’économie du Monde, mercredi 25 avril. Morceaux choisis.

La mutation du marché du travail

Patrick Artus. « Le monde des salariés est agressé. Prenons les normes de rémunération du capital. Aux Etats-Unis, le rendement du capital est de 15 %, quand l’Etat se finance à 3 %. Cette prime de risque de 12 % ne se justifie pas. La rémunération des actionnaires est trop élevée, peu cyclique et peu risquée. Pour la garantir, on assiste à une déformation du partage des revenus au détriment des salaires. Parallèlement apparaît une “bipolarisation” du marché du travail, avec une disparition des emplois intermédiaires.

En France, cette distorsion pousse les jeunes diplômés à prendre des postes qui ne correspondent pas à leurs qualifications, ce qui conduit les non-diplômés à être évincés du marché l’emploi. »

La réforme en France

Pierre Cahuc. « Le paritarisme fonctionne assez mal. L’assurance-chômage et la formation professionnelle sont des systèmes très inefficaces. Les tentatives de réforme ont jusqu’à présent toutes échoué. C’est la première fois qu’on a une équipe gouvernementale qui a un plan clair et cohérent. Que cela suscite des résistances, c’est un fait. Mais il y a un consensus en France sur cet échec du paritarisme, d’où l’absence de mobilisation massive contre sa remise en cause. »

La formation

Patrick Artus.« L’énorme problème, ce sont les compétences de la population active. Nous sommes tous très positifs sur la réforme de la formation professionnelle, mais en faisons-nous assez ? Est-ce à la hauteur du problème, alors que la France est en queue de peloton dans ce domaine ? A ce stade, on n’en sait pas grand-chose. »

Pierre Cahuc. « S’appuyer sur la formation professionnelle est une bonne chose, mais les résultats prendront du temps. Le meilleur moyen de faire entrer les moins qualifiés sur le marché du travail, c’est de baisser le coût de ce dernier. C’est ce qu’a fait l’Allemagne en 2005, en facilitant la flexibilité des salaires et en taillant dans les aides sociales. Cela a été ­violent, mais cela a créé des incitations à travailler avec des mini-jobs qui ne sont pas soumis à l’impôt sur le revenu. Rapidement, on a vu l’emploi augmenter, essentiellement pour des personnes peu qualifiées.

En France, il faut se poser la question de savoir comment stimuler cette entrée dans le marché du travail de personnes peu qualifiées, en ayant plus de flexibilité sur les salaires et en complétant les revenus par un revenu universel, un RSA qui serait plus généreux, alors que, sur les vingt dernières années, celui-ci a moins augmenté que le smic. L’enjeu, aujourd’hui, c’est la réduction du chômage des jeunes. »

Le salaire minimum

Pierre Cahuc. « Le salaire minimum n’est pas un bon instrument de redistribution comparé à la fiscalité et aux transferts sociaux. Quand on relève le smic, on augmente le revenu de ménages dont 40 % appartiennent aux cinq déciles les plus hauts de la distribution des revenus, parce qu’il s’agit de couples où il y a deux personnes qui travaillent. Les pauvres en France, ce sont les femmes seules avec enfants qui ont de faibles revenus. Pour les cibler, augmenter le smic est très inefficace.

En France, le salaire minimal est élevé, à 60 % du salaire médian contre 40 % en Allemagne. Ce n’est pas favorable à l’emploi et à l’insertion des jeunes. On peut redistribuer plus, plus efficacement, avec d’autres outils, comme la prime d’activité. Dire que le smic est un problème ne signifie pas qu’on veut plus d’inégalités. Au contraire, cela veut dire qu’on veut les réduire de manière plus efficace. »

Inégalités et capitalisme

Pierre Cahuc. « Le développement des inégalités représente un danger de capture des leviers de pouvoir par les très riches. C’est ce qui se passe aux Etats-Unis, ce qui conduit à l’appauvrissement des salariés. Du fait de la mondialisation, on a observé cette déformation de la distribution des revenus, qui pose un problème structurel de gouvernance au niveau des Etats. La problématique est mondiale : on voit que ceux-ci ont du mal à se coordonner sur la taxation des multinationales qui génèrent beaucoup de profits. »

Patrick Artus. « Aux Etats-Unis, des entreprises ont réussi à générer des positions dominantes. Elles paient extraordinairement bien leurs dirigeants et leurs cadres stratégiques. Les inégalités ne seraient pas le reflet de l’innovation (ce qui était la thèse optimiste), mais résultent du fait que les innovations permettent d’obtenir des rentes de monopole.

Il est nécessaire de faire émerger un modèle différent du modèle anglo-saxon, un capitalisme européen qui n’a pas la même gouvernance, qui regarde le long terme, qui ne demande pas 15 % de rendement, qui s’intéresse à l’environnement, aux inégalités. Certains gérants d’actifs commencent à avoir des positions radicales sur ces sujets. Evidemment, tant que nos entreprises seront la propriété des fonds anglo-saxons, il ne se passera rien.

Il faut qu’à gauche on comprenne qu’il est nécessaire que les Européens achètent des actions et qu’on doit se doter de fonds de pension. Les actions ne représentent que 5 % des actifs gérés par les assureurs européens contre 50 % aux Etats-Unis. La première étape, c’est de reprendre la propriété capitalistique de nos entreprises. »