LES CHOIX DE LA MATINALE

Sur une île ou sur le gazon, voici trois beaux romans et un essai à savourer en solitaire.

ROMAN. « Revenir », de Raharimana

Depuis combien de temps l’écriture éloigne-t-elle Hira de lui-même, mais aussi d’« Elle ». « Elle », dont on ne saura presque rien, semble vouée à mener une vie qui se confond avec un roman « qui s’appellerait Attendre » : attendre, tantôt qu’Hira s’extirpe de son bureau d’écriture, tantôt qu’il revienne de Madagascar ou d’ailleurs. Voilà trente ans désormais qu’il lutte pour arracher au silence les crimes de l’époque coloniale ou de la dictature. Trente ans qu’il se croit destiné à écrire l’histoire terrible de son père, violemment mêlée à l’histoire postcoloniale. Teinté d’autobiographie, ce roman luxuriant assume le mode tragique et son lyrisme dru, au fil des 300 pages qu’il faudra à Hira pour comprendre qu’il lui faut occuper non la place de scribe familial, mais la sienne propre, près de ses enfants, reprendre pied sur le rivage, oublier les sirènes. Bertrand Leclair

« Revenir », de Raharimanana, Rivages, 300 p., 22 €.

ROMAN. « Une famille », de Pascale Kramer

Bordeaux, un bel appartement cossu, et une chambre au cinquième étage. Du balcon, on voit la Garonne, on sent le vent de mer venu de l’estuaire. Le récit s’inscrit dans les quelques heures que dure un accouchement : la naissance de la deuxième enfant de Lou, fille aînée de Danielle et Olivier, un magistrat depuis peu à la retraite. Mais les secrets et les révélations des parents et de leurs enfants se multiplient dans les cinq séquences qui alternent les points de vue des protagonistes, et permettent de découvrir peu à peu l’angoisse que fait peser sur ce clan si convenable Romain, 38 ans, en proie à la dérive de l’alcoolisme, à la brutalité de la rue. Très efficace, la construction montre comment celui-ci a mis son intelligence au service de sa propre destruction, mais aussi comment il a rusé pour se protéger, ne dévoilant à chacun que ce qu’il le croyait capable de supporter.

Sans juger, Pascale Kramer analyse lucidement ce désir de perte qui, survenant dans une famille aisée et bienveillante, suscite chez tous le désarroi, la colère et les regrets. Mais l’empathie de la romancière invite aussi à porter un regard plus attentif sur des êtres qui, avant de se détruire, ont parfois été des enfants pleins de promesses. Monique Petillon

« Une famille », de Pascale Kramer, Flammarion, 192 p., 18 €.

ESSAI. « La Fraîcheur de l’herbe », d’Alain Corbin

Pour saisir un objet aussi modeste que l’herbe, l’historien Alain Corbin recourt souvent aux écrivains. Il n’y a pas d’archives pour l’émotion qui nous gagne quand nous marchons dans l’herbe, pour les souvenirs qu’elle réveille, pour la profondeur de sa présence dans nos paysages intimes. Un vers d’Yves Bonnefoy, une notation de Proust peuvent nous en rapprocher plus que tout autre document. Encore faut-il, pour en retirer une intelligibilité, les ordonner, établir des séries – l’enfance, la présence animale, le travail de l’herbe, la sexualité, la mort… – qui révèlent, à même la singularité d’un auteur, le dépôt qu’a laissé sur son œuvre l’expérience commune.

Ainsi avance Alain Corbin à travers ce petit livre sautillant, où les sensations et les textes se tissent et se délient selon les besoins d’une cartographie qui, du fait de cette méthode, ne devient jamais impressionniste mais nous donne des outils pour percevoir plus finement et plus exactement ce que l’herbe nous dit du monde et de la manière dont nous y habitons. Florent Georgesco

« La Fraîcheur de l’herbe. Histoire d’une gamme d’émotions de l’Antiquité à nos jours », d’Alain Corbin, Fayard, « Histoire », 244 p., 19 €.

ROMAN. « Transit », de Rachel Cusk

Rachel Cusk est cette romancière britannique découverte avec Arlington Park (L’Olivier, 2007). Dans Transit, son nouveau roman, elle met en scène une femme écrivain, Faye, qui, après un divorce, emménage dans un appartement – ou plus exactement une ruine – qu’il lui incombe de reconstruire à l’instar de sa vie. La grande force de Cusk consiste à ne jamais dévoiler exactement le contenu des pensées de son héroïne, que l’on voit surtout observer les autres et les écouter. Au lecteur de deviner les sentiments cachés dans les interstices des menus faits. La vie intérieure de Faye n’est jamais clairement exposée, mais on la sent qui affleure. Se déplace souterrainement. Passant de l’effroi du vide à l’angoisse de la résignation puis à la volonté déterminée de forcer la serrure du destin. Avec, en point d’orgue, une méditation sur la destinée, le libre arbitre et la façon dont l’une peut être modifiée par l’autre. Florence Noiville

« Transit », de Rachel Cusk, traduit de l’anglais par Cyrielle Ayakatsikas, L’Olivier, 240 p., 22 €.