Un groupe de touristes à la recherche de réseau sur les marches de la cathédrale de Trinidad, l’un des rares endroits où il est possible de se connecter. / Anne-Sophie Faivre Le Cadre/Le Monde

Elle ressemble à ces statues tragiques antiques — les coups de soleil en plus, le marbre en moins. Tous les jours depuis son arrivée à Cuba, Hayley, 22 ans, tente de se connecter à Internet. Fébrile, elle essaie de recharger, encore et encore, une page Facebook qui ne s’ouvrira jamais. Soudain, elle fond en larmes. « Quatre jours que je n’arrive pas à aller sur Instagram », sanglote-t-elle. Ses six cents followers ne verront ni le plat de langouste qu’elle a photographié à midi, ni ses lascifs clichés de plage, ni cette « si subversive » duckface devant une affiche de propagande de Fidel Castro. « A quoi bon partir en vacances si c’est pour ne rien montrer aux autres ? », soupire-t-elle entre deux reniflements.

Comme Hayley, les quatre millions de visiteurs qui foulent le sol cubain chaque année se voient contraints à une vie sans Internet. Pour accéder au réseau, touristes et autochtones doivent acheter, pour un dollar, une carte à gratter, dont les douze chiffres mènent à une heure de connexion. Mais à l’exception de La Havane — où le Wi-Fi a essaimé une dizaine de jardins publics, la plupart des villes ne disposent que d’un ou deux points d’accès à Internet. Ces derniers sont aisément repérables aux groupes d’individus, portable dans une main, carte Internet dans l’autre, qui risquent l’insolation pour quelques minutes de réseau.

« Et s’il y avait un attentat ? »

« C’est une angoisse sourde », admet Leif, jeune ingénieur allemand venu, comme tant d’autres, voir Cuba avant qu’elle ne change. Pour la première fois depuis dix ans, il ne s’est pas connecté de la semaine. Comme de nombreux voyageurs, il a mis son téléphone en mode avion, craignant de ramener, comme souvenir de vacances, une facture de téléphone à trois chiffres.

Il espère, dans sa messagerie, plus de mots d’amour que de factures. Et compte les heures avant son retour à La Havane, où il paiera la moitié du salaire mensuel moyen cubain pour une heure de connexion :

« On ne sait pas ce qu’il se passe dans son pays. Et s’il y avait un attentat ? Et si un membre de ma famille était malade ? »

Sur la grand-place de Trinidad, les touristes français, si prompts d’ordinaire à s’ignorer les uns les autres, fraternisent. Galvanisés par un sujet de râlerie commun, ils pestent sur le manque d’infrastructures numériques. « Ils pourraient faire un effort, vu tout le pognon que les touristes rapportent », peste une quinquagénaire en marinière. Son mari, absorbé par une page en perpétuelle attente, ne lève pas même les yeux de son écran et approuve d’un grognement. Les nouvelles s’échangent au compte-gouttes, au gré des notifications d’applications d’information. « Dommage que Johnny ne soit pas mort maintenant, on aurait échappé au matraquage », glousse un autre, s’attirant une forêt de sourcils froncés. La bouffée d’Internet quotidienne est vécue avec plus ou moins de culpabilité. Jeanne, professeure des écoles belge, préférerait profiter de ses derniers jours cubains en fréquentant les plages plutôt que les hotspots Wi-Fi.

« J’aimerais vraiment vivre sans Internet et profiter vraiment, mais c’est trop d’angoisse. Ce séjour m’a fait prendre conscience d’une chose : je suis droguée. »

Certains vacanciers déploient des trésors de ruse pour récolter leur lot quotidien de « J’aime » sur Facebook. A deux heures du matin, alors que ferment les derniers bars, une troupe d’irréductibles se masse sur le parvis de la cathédrale. « Comme il n’y a plus personne, le réseau n’est pas saturé. J’ai réussi à ouvrir une page en moins de trente secondes ! », s’extasie Benoît, la vingtaine, venu, lui aussi, goûter au crépuscule du castrisme. Toute méthode a ses risques, et ces connexions nocturnes n’en sont pas exemptes. « Il y a ces connards de moustiques. Et puis, bon, après une journée à boire pendant douze heures consécutives, le risque d’écrire des conneries est plutôt élevé. » Courageux mais pas téméraire, Benoît se passera de Twitter.

Sevrage brutal avec la vie numérique

Les expatriés, eux, réapprennent à vivre un temps qu’ils croyaient révolu. « Ne pas pouvoir s’informer aussi facilement qu’avant, passer tout un week-end sans travailler, redécouvrir le goût de l’attente », égrène Marianne, 25 ans, en poste à La Havane. La nuit tombe sur la capitale cubaine et sur la résidence sécurisée où elle a posé valises un an plus tôt. La jeune femme s’est habituée aux pénuries, aux sinistres rayonnages de supermarchés toujours vides, aux cafards géants qui viennent lui rendre visite, parfois. Mais a vécu comme un choc le sevrage brutal avec sa vie numérique. Bien sûr, il y a les heures passées à refaire le monde avec ses amis cubains, les nuits blanchies à danser, les jours de travail et ceux d’exploration de la capitale. Mais que faire les soirs d’ennui, dans son grand appartement, à mille miles de sa vie d’avant ? Un peu d’atonie, beaucoup de livres. Pour la première fois depuis près de dix ans, Marianne s’est remise à dévorer romans et essais philosophiques.

La sémillante expatriée n’a pas cédé, comme nombre de ses collègues, aux sirènes d’une connexion Internet à domicile au prix de 500 euros mensuels. Et a fini par voir des opportunités en sa disette numérique. « On s’habitue bien vite à cette vie introspective. Et quand on revient en Europe, on est comme dépaysés. » Lors de son dernier voyage, Marianne s’est parfois sentie bien seule, en terrasse, entourée de silences et d’amis n’ayant d’yeux que pour leurs écrans. « Quand je suis revenue à La Havane, je me suis sentie chez moi. Il y a de la poésie dans ce monde hors du temps. »