L’avis du Monde : chef d’œuvre

Senses, première œuvre distribuée en France du Japonais Ryusuke Hamaguchi, né en 1978, auteur d’une petite dizaine de films inédits, l’est sous la forme d’un feuilleton en cinq épisodes, rassemblés en trois programmes (Senses 1 & 2, Senses 3 & 4, Senses 5), aux sorties échelonnées entre le 2 et le 16 mai. Sous ce traitement d’exception se trouve pourtant, au départ, un long-métrage de plus de cinq heures, Happy Hour, présenté en 2015 au Festival de Locarno – où ses quatre comédiennes reçurent un prix d’interprétation. Durée d’exploitation inhabituelle qui explique le pari de la segmenter, afin d’ouvrir au film plus de fenêtres de programmation. Moins justifiée semble l’accroche quelque peu opportuniste ornant l’opération : « La première série au cinéma ». D’abord parce que le concept remonte au moins au cinéma muet et à ses serials (premiers films à épisodes des années 1910). Enfin, parce que le label « série » fait passer pour une expérience ce qui n’est jamais qu’un conditionnement, et ne dit rien, ou peu, du film en lui-même.

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Cela posé, venons-en à l’essentiel : Senses est une véritable merveille, une fresque chorale d’une beauté et d’une profondeur confondantes, dépeignant de sublimes portraits de femmes au quotidien, et à travers elles, le paysage étendu d’une certaine désaffection contemporaine. Il entretient, à ce titre, bon nombre d’affinités avec le magnifique Certaines femmes (2016), de l’Américaine Kelly Reichardt, qui reliait aussi l’affect féminin, saisi dans sa pluralité, au sentiment d’abandon et de déshérence propre à nos sociétés modernes. De plus, Senses est issu d’une expérience, dont il tire à la fois son format hors norme et sa forte empreinte réaliste : celle d’un atelier d’improvisation, dont les participants amateurs se sont retrouvés acteurs et actrices du film, et ont inspiré eux-mêmes l’écriture du scénario. Le temps long de la fiction est donc non seulement celui de l’apparition, mais aussi de la concrétisation des personnages, se gonflant dans la durée d’une pluralité de dimensions intimes, sensibles, relationnelles, (dés)amoureuses, caractérielles.

Hamaguchi observe la tectonique des sentiments et des structures sociales invisibles, mais aussi ce qui se réveille, se révolte en l’individu

Quatre femmes, donc, quatre amies de Kobé, approchant la quarantaine – dangereux point de bascule existentielle –, se retrouvent régulièrement pour des sorties. Dès la première scène, réunies pour un pique-nique, elles scrutent la ville recouverte d’un épais brouillard, qui ressemble à leurs vies : obstruée, sans perspective, sans horizon. On plonge, ensuite, dans chacune de ces vies, dans ce qui n’y tourne plus rond et s’appelle souvent « conjugalité ». Sakurako, mère au foyer, mendie ses sorties auprès d’un mari sacrifiant tout à son emploi. Akari, aide-soignante divorcée, vit seule et perd le sens de son travail. Fumi, curatrice d’un centre d’art, est mariée à un éditeur froid et calculateur. Et Jun, en pleine instance de divorce, prend la tangente et disparaît brutalement, lors d’un week-end entre amies. Disparition qui marque le tournant du film et dont la secousse entraîne une série de glissements, de recompositions, dans les existences hébétées des amies restantes.

Miroir tendu aux hommes

Le temps du film est donc celui – un instant, une éternité – que prend une vie pour sortir des habitudes, des modèles dominants, d’un imaginaire social usé. Hamaguchi observe avec une attention infinie, ainsi qu’une adhérence sidérante à l’étoffe humaine de ses personnages, la tectonique des sentiments et des structures sociales invisibles, mais aussi ce qui se réveille, se révolte en l’individu. Sa mise en scène, épurée sans sécheresse, précise sans surplomb, impavide sans mollesse, repose sur les changements d’axe, rythmant les échanges et les écoutes, redéfinissant en permanence les rapports et positions de chacun.

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Bien sûr, son quatuor de femmes, saisies à ce moment où la jeunesse altérée n’est plus un levier, brocarde le foyer traditionnel comme le siège d’une inégalité ancrée au cœur de la société japonaise, un archaïsme irréductible que la modernité n’a pas suffi à balayer. Quatuor qui tend aussi un miroir aux hommes, aux normes qu’ils incarnent, aux codes qu’ils perpétuent. Le récit, dans sa progression imperturbable, pousse ses héroïnes vers une sortie de piste, hors des mythes sociaux qui génèrent autant d’illusions et d’usure. Sortie qui traverse une série de luminosités fluctuantes – aubes rosies, contre-jours contrastés, pénombres épaisses, nuits artificielles – comme un tunnel de sentiments mêlés.

Sonder les plus infimes mouvements de l’existence

Senses est principalement fait d’échanges, de réunions, de repas, en somme de conversations, et culmine lors de deux scènes extraordinaires, dans lesquelles on s’engouffre comme en apnée : un atelier au cours duquel un jeune artiste invite les participants à se toucher, à entrer en contact ; puis la lecture publique d’une romancière, dont le récit sensitif se superpose peu à peu à celui du film. Scènes anodines en surface, mais où les enjeux se nouent en profondeur, en un cosmos étourdissant de trajectoires croisées, de non-dits, de gestes esquissés et de souffles suspendus. On touche alors du doigt le projet de Hamaguchi : sonder les plus infimes mouvements de l’existence, cette intériorité inaccessible des personnages, où se dessine, à chaque seconde, le pacte décisif qui lie l’individu à la société. Un pacte personnel, émotionnel, sensuel et politique. Une position dans le monde.

Trailer (Bande-annonce) Senses (Happy Hour) (HD / VOSTFR°
Durée : 01:59

Film japonais de Ryusuke Hamaguchi. Avec Sachie Tanaka, Hazuki Kikuchi, Rira Kawamura, Maiko Mihara (2 h 20, 1 h 25, 1 h 15). Sur le web : www.unifrance.org/art-house-films