L’avis du Monde - A voir

Les films de Damien Manivel (Un jeune poète, Le Parc), jeune réalisateur venu du monde de la danse, se déposent ponctuellement dans le flot des sorties comme de fines gouttes de rosée, qu’il faut prendre garde à ne pas fouler du pied, pour en recueillir toute la gracilité et la cocasserie mêlées qu’elles contiennent. Son dernier long-métrage, Takara, la nuit où j’ai nagé, présenté en section Orizzonti de la Mostra de Venise 2017, sort quelque peu du lot, puisqu’il s’agit d’une coréalisation franco-japonaise avec le cinéaste Kohei Igarashi (Hold Your Breath Like a Lover, 2014), tournée dans la préfecture enneigée d’Aomori, au nord de l’Archipel, avec des acteurs amateurs du cru, jouant leurs propres rôles.

Comme tous les films de Manivel, c’est aussi une « miniature », au propre comme au figuré. Miniature d’abord, parce que le film s’attache à un petit garçon de 6 ans, Takara Kogawa, le seul héros, et que la caméra s’ajuste à sa taille et endosse le regard qu’il pose sur le monde. Ensuite, parce que l’aventure décrite n’est autre qu’une odyssée de poche, faite de petits riens et de micro-événements qui, rapportés aux dimensions de l’enfant, prennent des proportions épiques. Enfin, parce que le film, assez court, s’engouffre dans une temporalité à la fois ramassée et suspendue, faisant du renversement d’échelle son propre sujet : l’infime, le dérisoire, le « petit », contiennent des trésors de sensations, de péripéties, pour peu qu’on veuille bien s’y pencher.

Déambulation enfantine

En plein hiver, Takara s’éveille en pleine nuit, au moment où son père part travailler, et ne se rendormira qu’à l’approche de l’aube, après avoir passé son temps à jouer. Le jour venu, il dévie du chemin de l’école pour retrouver son père au marché aux poissons et lui montrer un dessin. Mais l’in­somnie de la veille lui cause des endormissements à répétition qui brouillent son parcours, l’entraînent de bifurcations en volte-face. Takara s’aventure, s’enfonce, se perd dans le paysage entre ville et campagne, uniformément recouvert d’un épais manteau de neige. Décor aussi féerique et menaçant que celui d’un conte.

Takara, film sans parole, consiste en une trajectoire somnolente et sinueuse, à mi-chemin entre songe et réalité, sans pour autant se substituer au ressenti de l’enfant ni prêter le flanc à un quelconque onirisme. Au contraire, l’art d’Igarashi et de Manivel est celui des espaces, et donc des cadres, minutieusement sculptés mais jamais surplombants, que traverse successivement le jeune héros. Les cinéastes observent, avec une attention minutieuse, ce corps enfantin, doté d’une mo­bilité imprévisible, certes empotée, mais néanmoins inventive, source infinie de figures et d’attitudes poétiques. L’enfant est cet être toujours nouveau, dont les gestes ont la primeur de celui qui s’invente un rapport au monde et au langage – comme lors de cette scène adorable où Takara, plongé à quatre pattes dans la neige, se met à aboyer devant deux chiens.

Igarashi et Manivel filment l’enfant comme une monade, une petite bulle à l’écart de la réalité courante et des intérêts des adultes (renvoyés à la marge du récit), creusant sa propre temporalité et ses propres trajectoires. Ainsi, Takara peut s’appréhender comme une parenthèse de liberté : le petit garçon, dont on n’aperçoit que ­fugacement les parents (père, mère, grande sœur), s’octroie le loisir de faire tout ce qui lui passe par la tête, se promenant dans un monde froid et dépeuplé, où il semble presque invisible (les « grands » ne s’en préoccupent guère). Comme pour nous rappeler, non sans une certaine amertume, que la liberté absolue ne va pas sans une certaine expérience de la solitude. Ainsi va Takara.

Film français et japonais de Damien Manivel et Kohei Igarashi. Avec Takara Kogawa, Takashi Kogawa, Keiki Kogawa, Chisato Kogawa (1 h 18). Sur le web : www.shellac-altern.org