L’avertissement est aussi brutal qu’éloquent. En lançant une attaque, mercredi 2 mai, contre le siège à Tripoli de la Haute Commission électorale (HNEC), qui a fait quatorze morts, l’organisation Etat islamique (EI) prouve qu’elle conserve une capacité de nuisance en Libye en dépit de l’écrasement fin 2016 de son sanctuaire de Syrte. L’assaut vise à faire avorter les préparatifs d’élections présidentielle et législatives que Ghassan Salamé, le chef de la Mission d’appui des Nations unies pour la Libye (Manul), appelle de ses vœux pour la fin de l’année.

Alors que la Libye demeure divisée en deux autorités rivales – le Gouvernement d’accord national (GAN) de Fayez Al-Sarraj, à Tripoli, et l’alliance politico-militaire parrainée par le maréchal Khalifa Haftar en Cyrénaïque (est) –, l’EI continue d’exploiter les fractures du théâtre libyen. Il faut remonter à l’attaque de l’hôtel Corinthia, qui avait causé la mort de dix personnes en janvier 2015, pour voir l’organisation djihadiste frapper de la sorte le cœur de la capitale.

Un quartet de grosses milices

L’assaut contre la commission électorale expose ainsi les failles dans la sécurité de Tripoli, qui s’était pourtant notablement améliorée depuis environ un an. La réouverture d’un certain nombre de missions diplomatiques, qui avaient quitté la Libye après l’éclatement de la guerre civile de l’été 2014, avait témoigné d’un relatif regain de confiance. Le doute s’insinue désormais sur la solidité de l’arrangement milicien auquel Fayez Al-Sarraj, le chef du GAN soutenu par les Nations unies et les capitales occidentales, doit son installation à Tripoli.

La capitale libyenne est en effet aujourd’hui contrôlée, non par des forces d’un Etat dont l’existence demeure à ce stade fictive, mais par des milices s’étant réparti les différents quartiers de la cité. La stabilisation de Tripoli a ainsi été permise par un double processus : la concentration – au fil de combats sporadiques – d’un paysage militaire jadis embouteillé autour d’un quartet de grosses milices ; et un accord tacite scellé ente ces dernières, régissant le partage des ressources offertes par la capitale.

Ces quatre brigades sont la Rada Force (d’Abdul Rauf Kara), la Brigade des révolutionnaires de Tripoli (de Haythem Tajouri), Nawasi (famille Gaddour) et Ghneiwa (d’Abdel Ghani Al-Kikli). Ces groupes ne se réclament d’aucune idéologie hormis Rada Force, affilié au mouvement salafiste dit « madkhaliste » (non djihadiste). Ils présentent la caractéristique commune d’avoir laissé Fayez Al-Sarraj s’installer à Tripoli en avril 2016 en pariant sur l’atout que représentait son adoubement par la communauté internationale. Ils ne l’ont pas combattu quand d’autres, issues de la frange dure du bloc Fajr Libya, à inclination islamiste et établi à Tripoli à partir de l’été 2014, avaient tenté de lui barrer la route. Parmi ces milices récalcitrantes, des brigades originaires de Misrata ont été boutées hors de la capitale.

Dans un premier temps, les chancelleries occidentales ont encouragé ce pacte sécuritaire dans l’espoir d’amorcer un processus politique visant à terme à reconstruire un Etat digne de ce nom. Un des éléments de ce scénario a été la création d’une Garde présidentielle, appuyée notamment par la France, vouée à assurer la sécurité du Conseil présidentiel (la structure dirigeante du GAN) et de certains ministères. A sa manière, la Garde présidentielle formait un embryon du futur complexe sécuritaire d’un Etat à rebâtir.

« Pillage des fonds de l’Etat »

Al-Sarraj n’a jamais osé toucher au pouvoir grandissant du quartet milicien, alors même que l’existence de ce dernier contredisait la dynamique étatique affichée. Il s’est trouvé comme piégé par l’impératif de sa survie, au point d’accepter non plus seulement un soutien, mais la tutelle de facto de ces acteurs sécuritaires non étatiques. Officiellement, il n’en est rien, car les quatre milices sont formellement affiliées au ministère de l’intérieur. Une telle couverture institutionnelle est l’argument invoqué pour démentir la réalité milicienne de Tripoli. La fiction est cultivée au plus haut niveau. « Pour nous, les miliciens dont vous parlez sont des policiers, déclarait au Monde, en juillet 2017, Najmi Nakua, le commandant de la Garde présidentielle. Ils prennent leurs ordres auprès de l’Etat. »

La réalité est tout autre. Le spécialiste de la Libye Wolfram Lacher, chercheur à l’Institut allemand des affaires internationales et de sécurité (Stiftung Wissenschaft und Politik, SWP), propose de qualifier ce quartet milicien de « cartel ». Dans un article mis en ligne en avril sur le site de SWP, M. Lacher explique comment les quatre milices, jouant de leur protection offerte, ont muté en « réseaux recouvrant la politique, les affaires et l’administration ». Le positionnement géographique de ces groupes autour de l’aéroport, des ministères et surtout des banques n’est pas fortuit. « Le pillage des fonds de l’Etat bénéficie aujourd’hui à un petit groupe d’acteurs comme jamais depuis 2011 », écrit M. Lacher.

Là réside la fragilité de la sécurité de Tripoli. « L’apparente stabilité [de la capitale] est trompeuse », précise M. Lacher. Car la montée en puissance du « cartel », composé de groupes exclusivement originaires de Tripoli, nourrit le ressentiment d’acteurs extérieurs s’estimant écartés du jeu d’influence autour des ressources de l’Etat. C’est notamment le cas des réseaux de Misrata et de Zintan, les deux principaux foyers militaires de la Tripolitaine (ouest). A Tarhounah, au sud-est de la capitale, des groupes manifestent aussi régulièrement leur impatience de reprendre pied à Tripoli.

Un fait majeur dans la géopolitique de la Tripolitaine a été ces dernières semaines le rapprochement entre Zintan et Misrata, qui s’étaient pourtant âprement combattus lors de la guerre civile de 2014. Aujourd’hui, les deux anciens adversaires partagent le souci commun de retrouver leurs positions perdues à Tripoli. Aussi la situation sécuritaire demeure-t-elle volatile autour de la capitale, ouvrant des brèches permettant à l’EI de réactiver ses réseaux dormants, comme l’a montré l’assaut du 2 mai contre la commission électorale.