Michael Mention publie « Power », aux éditions Stéphane Marsan. / JEAN-LIONEL DIAS / PINK / SAIF IMAGES

LES CHOIX DE LA MATINALE

Trois romans, un essai et des nouvelles... Voici nos cinq coups de cœur de la semaine.

ROMAN. « Comment un adolescent maniaco-dépressif inventa la Fraction Armée rouge au cours de l’été 1969 », de Frank Witzel

Dans la mare des célébrations de Mai-68, ce livre (1,127 kg, 990 pages) est un pavé au sens propre du terme. Mais c’est aussi une pierre dont on fait les cathédrales. Car c’est à ce genre d’édifice que fait penser cette œuvre magistrale bâtie autour de 98 chapitres comme autant de nefs, de transepts et de déambulatoires.

Il démarre sur les chapeaux de roue : une petite voiture NSU Prinz est prise en chasse par la police. A son bord, ni malfaiteurs ni terroristes, mais quatre adolescents paumés, armés d’un pistolet à eau. Le ton est donné : décalage et dérision acide. Nous n’assisterons pas à une reconstitution historique de l’émergence de la Fraction armée rouge (RAF) mais bien à une « invention », premier mot du titre en allemand.

Celui qui s’invente terroriste est l’un de ces adolescents que la police a fini par rattraper. Quand on est accusé à tort, on est prêt à échafauder n’importe quoi pour faire plaisir aux accusateurs. Machine infernale où la religion joue un rôle clé, elle qui fournit sacrifices et martyrs à profusion. Chez ce héros en quête d’idéal, la confusion s’installe entre tous ceux qui semblent victimes d’une oppression.

Habilement, Witzel n’explique pas ce désarroi. Au contraire. Il lui laisse prendre, sous mille formes littéraires, tous les chemins que peut emprunter un cerveau fragile confronté à des vérités opposées. On passe ainsi de la narration à l’essai, de l’interrogatoire policier à la poésie mystique, du théâtre à la philosophie, de Michel Foucault à Jacques Derrida…

Ce roman, qui a connu un grand succès en Allemagne, est un monument majestueux répugnant aux grands-messes, mais où brille, à travers les vitraux de la mémoire, la trouble alchimie de ces années de plomb. Pierre Deshusses

« Comment un adolescent maniaco-dépressif inventa la Fraction armée rouge au cours de l’été 1969 » (Die Erfindung der Roten Armee Fraktion durch einen manisch-depressiven Teenager im Sommer 1969), de Frank Witzel, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Grasset, « En lettres d’ancre », 990 p., 29,90 €.

ROMAN. « Mille petits riens », de Jodi Picoult

Inspiré d’un fait divers, Mille petits riens imagine la chute de Ruth Jefferson, une infirmière afro-américaine empêchée par sa hiérarchie de s’occuper d’un bébé, à la demande du père de celui-ci, Turk Bauer, un suprémaciste blanc. Plus tard, Ruth se retrouve par hasard seule avec le nourrisson dont l’état de santé se dégrade brutalement, jusqu’à son décès. Les parents l’accusent de meurtre.

Le drame, puis le procès, sont décrits par trois narrateurs – Ruth, Turk et Kennedy, l’avocate commise d’office de l’infirmière. Leur passé éclaire le regard qu’ils portent sur l’affaire : le parcours exemplaire de Ruth, issue d’un milieu défavorisé ; l’enfance chaotique de Turk et son adhésion au suprémacisme ; la vie parfaite de Kennedy et la découverte de ses privilèges au contact de sa cliente.

A travers ce dispositif implacable, Jodi Picoult expose le vrai enjeu de son livre : montrer le fonctionnement du racisme institutionnel aux Etats-Unis et dessiller le regard du lecteur sur la place de chacun. Ce qu’elle réussit, indéniablement, dans ce roman dont la mécanique de page-turner mise au service d’une réflexion ambitieuse sur les rouages du racisme est autant sa force que sa faiblesse. Gladys Marivat

« Mille petits riens » (Small Great Things), de Jodi Picoult, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marie Chabin, Actes Sud, 592 p., 23,50 €.

ESSAI. « Histoires véridiques de l’imposteur Giorgio del Giglio, qui renia la foi chrétienne et prétendit servir Soliman le Magnifique », de Florence Buttay

Imposteur, bonimenteur, affabulateur : telles sont quelques-unes des qualités de l’énigmatique Giorgio del Giglio, né selon ses dires en 1507 et mort vers 1580, après avoir traversé la Méditerranée dans tous les sens, s’être converti à l’islam puis être revenu au christianisme. Il est l’un de ces nombreux passeurs qui sillonnent alors l’espace méditerranéen, accompagnant marchandises, informations, idées.

Florence Buttay a tiré de ces aventures un ouvrage habile et captivant, sur les pas d’un voyageur prompt à raconter ses vicissitudes, quitte à les inventer. La question n’est pas pour autant de savoir ce qui est vrai ou faux dans ses récits, mais plutôt de comprendre ce que ses impostures révèlent des sociétés dans lesquelles elles se déploient. Une plongée dans une Renaissance connectée, où les communications s’accélèrent. Claire Judde de Larivière

« Histoires véridiques de l’imposteur Giorgio del Giglio, qui renia la foi chrétienne et prétendit servir Soliman le Magnifique », de Florence Buttay, Payot, « Histoire », 300 p., 21 €.

ROMAN. « Power », de Michaël Mention

Préparez-vous à embarquer pour une odyssée faite de bruit et de fureur, d’espoirs et de trahisons, de lutte et de défaite. Dans Power, Michaël Mention relate l’histoire des Black Panthers. Créé en Californie au mitan des années 1960 par deux étudiants, le Black Panther Party for Self-Defense (BPP) est une organisation révolutionnaire : elle vise au renversement du système capitaliste et à l’émancipation des « sous-prolétaires » afro-américains.

Un discours aux multiples influences − Martin Luther King, Malcolm X, Mao Zedong, Frantz Fanon − qui essaime très vite dans les ghettos de tout le pays. Des marxistes noirs ? Inenvisageable dans cette Amérique à peine sortie de la ségrégation. La police fédérale (FBI) décide de les casser, par tous les moyens nécessaires, y compris illégaux.

Roman polyphonique où une militante, un infiltré et un policier blanc racontent ces années de plomb à l’américaine, Power s’empare d’un sujet délicat, la lutte contre le racisme d’Etat et le combat des Afro-Américains pour l’égalité et l’émancipation. Michaël Mention échappe à tous les pièges en portant un regard honnête, refusant de tomber dans l’écueil de l’hagiographie des Black Panthers. Ainsi, une scène de torture, particulièrement éprouvante, montre aussi les dérives violentes qu’a connues ce mouvement.

L’écriture « patchwork » de l’auteur, mêlant références musicales, cinématographiques et littéraires, colle parfaitement au BPP, qui a révolutionné une certaine Amérique, aussi bien politiquement que culturellement. Abel Mestre

« Power », de Michaël Mention, Stéphane Marsan, 452 p., 20 €.

NOUVELLES. « Le Tonneau magique », de Bernard Malamud

Feld le cordonnier aimerait marier sa fille avec un étudiant, et découvre que son employé (« Un réfugié, un homme fait, chauve et vieilli par ses malheurs, qui avait échappé de justesse aux crématoires d’Hitler ») est amoureux de celle-ci et que c’est la seule raison pour laquelle, depuis cinq ans, il accepte son salaire de misère (« Les sept premières années »).

Un tailleur maltraité par le sort rencontre un ange à la peau noire, mais tout ce qu’il y a de plus juif (« L’ange Levine »). Le concierge d’un immeuble se met à acheter à crédit chez l’épicier en face de chez lui jusqu’à ne pas pouvoir rembourser sa dette (« La facture »).

Toutes sortes de malheurs accablent les héros des nouvelles du Tonneau magique. Ils y font face avec courage et espoir, et puis, bientôt, avec résignation. Si ces textes ont le plus souvent pour décor des lieux sombres et confinés, ils impressionnent par la variété chatoyante de leurs tonalités et thématiques, et ouvrent sur des interprétations d’une profondeur admirable – presque infinie.

Dans ces treize textes, Bernard Malamud (1914-1986) interroge la liberté individuelle, le poids de l’histoire, la foi… En parvenant toujours à surprendre et émouvoir le lecteur – jusqu’à le marquer au fer rouge. Paru en 1959 aux Etats-Unis, couronné par le National Book Award, ce merveilleux recueil constitue une porte d’entrée idéale dans l’œuvre d’un écrivain en voie de redécouverte en France. Raphaëlle Leyris

« Le Tonneau magique » (The Magic Barrel), de Bernard Malamud, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, Rivages, 250 p., 21 €.