La rétrospective que le ­Centre Pompidou consacre jusqu’au 17 juin à Amir Naderi tombe à pic pour élargir notre connaissance du ­cinéma iranien et, plus précisément, du virage moderne qu’il connut à la fin des années 1960 et qu’on rapporte parfois un peu vite à la seule figure d’Abbas ­Kiarostami (1940-2016).

Né en 1945 à Abadan, port pétrolier du sud de l’Iran, Naderi se révèle un cinéaste d’une envergure tout aussi considérable, dont la filmographie est restée en France ­relativement méconnue, en ­dehors d’un chef-d’œuvre, Le Coureur (1985), bouleversant ­portrait d’une enfance à bout de souffle.

Dans ce film, un orphelin errant sillonne les bords du golfe Persique, admire les cargos mouillant dans la baie, rêve d’avions, se lance dans des courses effrénées avec des bandes d’autres petits ­vagabonds. Difficile de ne pas ­reconnaître là, à peine voilée, la biographie de Naderi, orphelin à 5 ans, telle qu’il l’évoque en présentation de la rétrospective :

« J’ai grandi à côté de ces docks, dans l’odeur du pétrole, et les ­bateaux que je voyais ont été ma première source d’inspiration. (…) On croisait ­souvent des marchands étrangers, des marins et des ouvriers du ­pétrole, dont je ­cirais les ­chaussures pour quelques pièces de ­monnaie, destinées à payer des tickets de ­cinéma ou à acheter des magazines avec des photos d’avion»

En autodidacte, Naderi ­façonne très tôt son rapport à l’image par la pratique de la ­photographie, qui le conduira jusqu’à Téhéran, sur les plateaux de cinéma, où il exerce toutes sortes de métiers (critique, ­scénariste, assistant à la réalisation, etc.). Il tourne ses trois ­premiers films – Au revoir l’ami (1971), L’Impasse (1973) et Tangsir (1973) – dans le système ­cadenassé de la production traditionnelle, dont il ne ­tardera pas à s’évader. Il trouve ensuite refuge au sein de l’Institut pour le ­développement intellectuel des ­enfants et des ­jeunes adultes (le Kanoun), qui comptait depuis 1969 une branche destinée à ­produire des films éducatifs, ­fondée par Kiarostami et Ebrahim Forouzesh.

Comprendre le monde

Le premier film tourné par ­Naderi pour le Kanoun, Harmonica (1973), est une fable d’une grande puissance sur la nature hypnotique du pouvoir. Un ­enfant doté d’un harmonica exerce sur ses camarades, fascinés par l’instrument, une domination sans partage. Ainsi naît le motif essentiel qui reliera la ­plupart des héros de Naderi : l’idée fixe qui mobilise tout un corps, engage toute sa pulsion de vie jusqu’à concurrencer la ­réalité même.

Dans L’Attente (1974), magnifique moyen-métrage, ce motif prend la forme d’une main, celle d’une ­voisine se glissant dans l’entrebâillement d’une porte, pour ­servir un bol de glaçons à un adolescent. Celui-ci, subjugué, tombe en ­pâmoison devant ce fétiche d’une féminité dérobée, soustraite à l’espace public. Naderi ­relaie son trouble érotique à ­travers une suite d’illuminations colorées, sublimant en quelque sorte l’invisibilité de l’inconnue.

L’idée fixe du héros nadérien définit son rapport au monde selon les ­termes d’une épreuve, d’une course de fond. A l’image de cette scène du Coureur où Amiro récupère un pain de glace et court le ramener à son abri, en le protégeant des voleurs et des ­accidents de parcours. Du bloc ­fondant sous un soleil de plomb, il ne reste bientôt plus grand-chose, sinon la mesure de l’effort dilapidé. A la fin du film, sa course prend le tour symbolique d’une lutte sans merci entre le feu et la glace.

L’idée fixe du héros nadérien définit son rapport au monde comme une épreuve

On retrouve une telle abstraction élémentaire dans L’Eau, le vent, la terre (1988), son dernier film iranien et sans doute le plus sidérant. Un jeune homme revient chercher ses parents ­disparus dans une région rongée par la ­désertification. La mise en scène, apocalyptique, s’assimile à une gigantesque ­tornade de poussière, noyant les dernières ­silhouettes d’humanité dans un monde en voie ­d’effacement.

Décoder le monde froid et ­inquiétant

La carrière de ­Naderi se poursuit aux Etats-Unis, où la censure des autorités ­iraniennes le pousse à s’exiler. Ses films s’ajustent alors au ­cadre du cinéma indépendant new-yorkais, et il faut faire le deuil des splendeurs iraniennes pour saisir ce qu’ils ont malgré tout de très ­personnel. Dans Manhattan By Numbers (1993) et A, B, C… ­Manhattan (1997), le cinéaste lance sa caméra dans les ­quartiers délabrés de Washington Heights et du Lower East Side, qu’il documente sur le vif en même temps qu’il y suit les déambulations de personnages en quête d’eux-mêmes.

Mais c’est le plus fauché et le plus abstrait de ses films américains, Marathon (2002), qui touche au cœur de son projet. Gretchen, cruciverbiste solitaire, passe une journée par an dans le métro pour ­remplir le plus de mots croisés possible. Les grilles du jeu se ­superposent, tout au long du film, au tracé ferroviaire de New York, image de la ville et de ses circulations. L’idée fixe de ­Gretchen, comme celles des autres héros de Naderi, ne consistait donc qu’en cela : décoder le monde froid et ­inquiétant qui l’entoure afin de mieux le comprendre et, peut-être, de mieux l’habiter.

Teaser | Amir Naderi | Cinéma | Centre Pompidou
Durée : 00:57

« Amir Naderi et le cinéma moderne iranien », Centre Pompidou, Paris 4e. En présence du cinéaste. Du 5 avril au 17 juin.