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« Être dans mon incarnation animale ! C’est libératoire », s’exalte Jason Stoneking, poète américain, alors qu’entièrement nu, il dévale les grands escaliers du Palais de Tokyo, à Paris. Il n’est pas seul : le centre d’art contemporain accueille en effet, samedi 5 mai dans ses hautes salles froides de béton, un public pas comme les autres : les tout nus.

Quelque deux cents personnes qui se sont précipitées dès l’information tombée sur les réseaux sociaux pour s’inscrire auprès de l’Association des Naturistes de Paris que le Palais de Tokyo a invité. Au coude à coude, briscards du naturisme et aventureux séduits : Eponine, la comédienne joyeuse, Nina qui étudie l’expertise d’art à Drouot, Louise, en prépa à Henri IV, Charlie l’éclairagiste de théâtre qui a suivi sa compagne, agent d’illustrateur, ou Marcel Korenhof, metteur en scène hollandais, parisien d’adoption, qui glisse, sourire énigmatique : « Toute cette histoire m’a fait penser à Gombrowicz. »

Il y a quelque chose d’étonnant à deviser ainsi dans le face à face de nos corps. Et quelque chose de magnifique et d’étrange à se regarder, grappes humaines, totalement délestées de la matérialité, s’égayer, troupeaux incongrus dans les allées monumentales du Palais. On pense à Salo ou les 120 journées de Sodome de Pasolini (« sauf qu’ici ça finit moins mal », corrige un gardien en tenue de ville).

Ces corps qui jonglent avec les installations ajoutent aux sensations post-apocalyptiques de la salle que Neïl Beloufa a imaginé pour son exposition L’Ennemi de mon ennemi, et peuplent comme des fantômes la salle conçue par George Henry Longly sur les Daimÿos, les seigneurs de la guerre japonais, qui fait dialoguer les armures antiques avec un masque de privation très SM et un éclairage de backroom. « Une réflexion globale sur nos sens, nos corps, les prothèses dont on s’équipe pour exercer un pouvoir, ou en limiter les capacités », analyse avec sérieux, Marion Buchloh-Kollerbohm, la médiatrice en chef.

« Désexualiser la nudité »

Mélange des genres. Se déshabiller désinhibe. Les gens se parlent. Bernard Gibert, 74 ans, grand pratiquant, raconte son chemin de Compostelle en tenue d’Adam. La jeune femme qui l’écoute, étudiante en graphisme à l’école Estienne à Paris, tétons percés, scarabée tatoué sur l’avant-bras, avoue : « J’ai du mal à me concentrer sur l’exposition, ce n’est pas grave, tout se mélange, je pense à ma vie, à ce que tout ça raconte… »

« Désexualiser la nudité », clament les militants naturistes. « J’ai 30 ans, et je veux vivre ce qu’il est possible de vivre » répond en douce une beauté à la Courbet qui dit avoir essayé les soirées fétichistes, les orgies libertines, s’être ennuyée partout et trouver ici le sol trop froid. « Sauf que d’un coup, tout à l’heure, j’ai pris conscience que j’étais nue dans un musée, ça, ce n’est pas fréquent, j’ai un peu paniqué, j’ai rattaché mes cheveux. »

Les corps se repoussent comme un ballet d’atomes. Dénudés, on hésite à se frôler. À part sans doute Antoine et Mia, beaux comme des carrosses, naviguant à droite à gauche, rebelles à la visite guidée, amoureux caressant de leurs corps, narcisses libérés, œuvres d’art pour eux-mêmes.

« Ce sont ces corps qui sont beaux, regarde la lumière sur la peau », fait remarquer Marcel le Hollandais qui a participé autrefois à des performances de l’actionniste viennois Hermann Nitsch. Et on songe en se grattant la fesse au message de Georges Bataille diffusé sur un écran vidéo dans l’exposition L’un et l’autre de Kader Attia et Jean-Jacques Lebel : « Il est essentiel pour nous d’affronter le danger que représente la littérature. » Fichtre, oui.